Monostatos | Walk, don't run to conflict in gamism
Publié : 21 Oct 2012, 14:37
J'aimerais aborder deux choses dans ce compte rendu de partie : la démarche créative de Monostatos et la manière dont on l'a abordée : en allant progressivement vers les « conflits » (les règles du jeu disent "Affrontement"), plutôt qu'en s'y précipitant. Ce qui nous a permis d'apprécier toute la profondeur des situations et de l'histoire.
Nous avons joué dans le lieu « La tour sans fin » présent dans le livre.
Premier exemple de scène :
Thrasymaque, le PJ de Gaël, est une ancienne prêtresse de Monostatos. Elle appartenait à la secte de l'Éther, dont le but est de divertir les fidèles pour apaiser leurs tourments. Après avoir « lobotomisé » la population d'un village pour rendre son quotidien plus vivable, elle a remis en question son rôle dans ce monde et en a rejeté le Culte.
Au début de la scène, elle rejoint un de ses anciens amis : Lhen, prêtre de l'Éther. On décide qu'il ne sait pas qu'elle a quitté les ordres.
Il l'invite à entrer dans ses appartements. Ils discutent du « bon vieux temps », ouvre des bouteilles d'alcools sans caractère, mais au fort pouvoir enivrant et une collation. En mémoire du bon vieux temps, Lhen demande à une de ses servantes de se déshabiller pour offrir une partie de plaisir à son invitée. Thrasymaque lui dit qu'elle préfèrerait prendre du bon temps avec lui seul.
Après avoir fait l'amour, ils évoquent la tragédie à laquelle Thrasymaque a pris part (le village « lobotomisé ») et au fil de la discussion, Thrasymaque trahit ses doutes concernant Monostatos.
Lhen lui offre à boire et lui fait inhaler une poudre abaissant les défenses psychologiques d'un individu pour l'ouvrir à la foi.
On a joué un Affrontement et Gaël ayant perdu, son personnage reçoit un Affaiblissement de doute et de culpabilité lié aux effets de la poudre.
Ceci s'est joué en deux scènes. Gaël a tiré parti des mécaniques en gagnant des points de Puissance en invoquant sa Souffrance et sans doute sa Vertu, il me semble. Mais le temps d'une scène (d'un Tableau, pardon), il n'y a pas vraiment de difficulté à gagner les points de Puissance, on peut donc passer le temps que l'on veut à développer les personnages, leurs relations etc. En tant que MJ, Je ne me suis pas senti obligé de jouer une adversité forcenée, car cela me permettait d'économiser mes points de Puissance. Du coup, l'ancien ami s'est révélé une adversité insidieuse, plus psychologique que guerrière et nous a permis de jouer une scène formidable et pleine de subtilité.
Deuxième exemple de scène :
Azelik der Aldar, le personnage de Cédric a joué deux scènes formidables que voici :
La première se situe autour d'une oasis non loin du chantier de la Tour sans fin. Le chantier dégage un tel volume de poussière, que l'oasis est constamment balayée par les nuages de poussière. L'eau devient saumâtre et les populations avoisinantes souffrent de la situation.
Azelik parle au doyen d'un campement et propose son aide pour améliorer leur situation. Le vieil homme lui fait comprendre qu'il ne pourra rien faire. Azelik lui propose de conter une histoire pour les convaincre de le laisser les aider. On engage un Affrontement. Azelik décrit un conte fabuleux. Son pouvoir permet de générer des images envoûtantes dans l'esprit de ceux qui l'écoutent.
Le doyen lui oppose qu'un conte ne refera pas refleurir l'oasis ni ne rendra à l'eau sa pureté.
Mais Azelik parvient à surmonter leur accablement et finit par faire naître une lueur d'espoir. Les habitants du camp finissent par accepter qu'il les accompagne pour intercéder auprès du Culte de Monostatos afin d'améliorer les conditions de vie des populations avoisinantes.
La deuxième scène porte sur une rencontre avec la chef de la cabale d'Eaux Vives (un groupe désirant lutter contre la construction de la tour pour les raisons de pollution évoquées ci-dessus).
Elle porte un habit du désert, couvrant l'intégralité de son corps.
Azelik propose son aide pour lutter contre le Culte. Mais elle s'y oppose, car elle ne peut pas encore lui faire confiance.
On joue une Confrontation qui se termine sur un succès de Cédric. Elle lui soumet néanmoins une condition : il devra lui apporter la tête d'un prêtre de Monostatos.
L'Affrontement était singulier, puisqu'il se jouait sur des enjeux tels que « voir le visage de la chef d'Eaux Vives ». Mais l'ensemble a très bien fonctionné, par le simple fait que si le joueur gagne, il acquiert un point de Désir et s'il perd, un Affaiblissement. Donc ce qu'il se passe pendant l'Affrontement pourra avoir des répercussions par ces moyens. Les points de Désir sont toujours quelque chose de positif, les Affaiblissements sont toujours négatif.
On pourrait jouer des Affrontements sur « qui est le meilleur peintre » ou « qui est le meilleur cuisinier » sans aucun problème.
L'ensemble de ces scènes était d'une grande profondeur et d'une grande force également. Et je pense que l'on peut attribuer ceci, en plus des qualités intrinsèques au jeu, au fait d'aller progressivement vers les Affrontements, plutôt que de s'y précipiter. Ainsi, les situations prennent le temps de placer et de creuser les enjeux et les Souffrances Vertus etc. et donc, de donner de l'épaisseur à la situation.
L'histoire jouée durant notre partie était formidable et c'était grâce à tous les participants.
Contrairement à Bliss Stage ou Breaking the Ice jouer le jeu à fond en optimisant au maximum ne me paraît pas forcément bénéfique à Monostatos, car les participants sont vite incités à abimer la fiction pour obtenir des avantages mécaniques. De manière à éviter de gonfler le jeu de techniques visant juste à empêcher les abus, Fabien a préféré faire confiance aux joueurs, ce qui est tout à fait défendable comme démarche d'auteur, bien qu'au vu de la démarche créative que soutient le jeu, (comme nous allons le voir dans la suite de ce sujet) ça ne me paraisse pas ce qu'il y a de plus efficace. Mais ce n'est en réalité pas si important, car dès qu'on en prend conscience, ça fonctionne sans soucis.
Et c'est pourquoi, laisser l'histoire prendre et laisser les Affrontements émerger peu à peu est bénéfique pour le jeu. Mais j'étendrais cette manière de faire à l'utilisation de toutes les règles pour obtenir des points de Puissance et pour les utiliser, ainsi que toutes les règles de bonus et de relance pendant les Affrontements. La fiction prime, il ne faut pas l'abimer, comme le dit Fabien dans son propre livre.
***
Et je dirais que quelle que soit la démarche créative à l’œuvre, il faut que l'histoire soit bonne, c'est à dire, suffisamment étayée.
Faire du JDR, c'est produire une histoire, quelle qu'en soit la démarche créative. Pour éviter les malentendus, Monostatos ne défend pas une démarche narrativiste : gardons à l'esprit que la forme d'histoire produite dans une partie narrativiste est une forme d'histoire particulière : une histoire qui est majoritairement crée pendant la partie et non avant et qui permet à tous ses participants d'explorer une prémisse (Autrement dit, une question à laquelle les participants répondront par les actes de leurs personnages).
De plus, le partage de narration, quelle qu'en soit son importance, n'a rien à voir avec la nature d'une démarche créative.
Dans Monostatos, bien qu'il y ait une importante réflexion, les joueurs ne répondent pas à une question. Ils doivent seulement défendre une cause : celle de libérer le monde de l'emprise de Monostatos. Leurs objectifs choisis avant chaque partie doivent aller dans ce sens également.
Il me faudrait rapporter une partie entière pour pouvoir véritablement justifier de la présence d'une démarche créative précise. Mais je préfère fonder mon analyse sur ce que le système attend des participants, notamment parce que le système du jeu contient la structure de la partie et défend bien de manière homogène, une seule démarche créative.
Voici comment fonctionne la démarche créative à l’œuvre dans Monostatos :
Les joueurs cherchent à atteindre un objectif → Pour ce faire, ils doivent remporter des Affrontements → Qu'ils ne peuvent gagner qu'en accumulant des points de Puissance.
Quand un joueur gagne un Affrontement, il obtient deux points de Désir → Les points de Désir lui permettent d'avancer vers son objectif → Au bout de trois points de Désir dépensés pour l'objectif, celui-ci est atteint.
Quand un joueur perd un Affrontement, il reçoit un Affaiblissement → Quand le joueur a deux Affaiblissements, s'il n'a pas atteint son objectif, il se soumet au Culte de Monostatos → Mais il peut dépenser un point de Désir à tout moment pour supprimer un Affaiblissement.
Hors Affrontement, les joueurs et le MJ utilisent leurs scènes et celles des autres pour cumuler des points de Puissance. C'est le moment de creuser la situation, de lui donner des enjeux, des accroches, de la couleur. On peut dire que durant ces phases, le système pousse à construire une histoire intéressante en développant le décor, les forces en place et en poussant les joueurs à positionner leurs personnages.
Le MJ ne peut pas forcer un joueur à se lancer dans un Affrontement. Il a donc tout intérêt à en lancer quand le joueur pense qu'il aura ses chances de le gagner.
Dès qu'un Affrontement est déclenché, de nombreuses choses sont mises en perspective :
L'enjeu principal des Affrontements se joue donc sur la gestion de ces trois ressources : points de Désir, points de Puissance et Affaiblissements, ainsi que toutes les autres techniques permettant d'augmenter ses chances de réussite (exhorter à la révolte, aide etc.).
Le but de la partie est d'atteindre son objectif ; le risque est de se soumettre au Culte.
Pendant les Affrontements, le joueur doit donc faire en sorte d'éviter d'épuiser sa réserve de points de Puissance, sans pour autant obtenir trop d'Affaiblissements et réussir à obtenir suffisamment de points de Désir pour gérer deux choses à la fois : atteindre son Objectif et éviter d'avoir trop d'Affaiblissements. Faire le bon choix au bon moment, c'est mettre les chances de son côté. Et face à des enjeux que le joueur tient à cœur, il peut toujours prendre des risques (acquérir un Affaiblissement, vider sa jauge de points de Puissance...) ce qui augmentera la difficulté pour la suite de la partie et lui demandera de redoubler d'efforts.
Il ne s'agit pas de dilemmes, car la nature de l'Affaiblissement importe peu. Ce qui compte, c'est la victoire ! D'imposer son point de vue aux autres (le peuple et le Culte). Et l'ensemble du système de jeu ne vise qu'une chose : c'est de gérer/exploiter au mieux les ressources du jeu (les différentes manières d'obtenir des points) pour obtenir cette victoire avant de se faire rattraper par les Affaiblissements (ce qui est synonyme de défaite). Et l'ensemble du jeu est une course pour ne pas trop subir le négatif et obtenir le plus de positif possible.
Monostatos est donc un jeu qui soutient une démarche créative ludiste sans mettre en œuvre ni enquête ni d'énigmes et sans faire du PMT ou seulement de la baston en continue ! Mais ludiste quand même. Et pourtant, les histoires que l'on y joue peuvent être formidables, comme mes exemples de scènes plus haut en attestent.
On peut m'opposer que la complexité tactique semble faible.
Mais la tactique n'est pas le seul cœur du ludisme :
Ron Edwards établit deux éléments fondamentaux du ludisme : le « crunch » et le « gamble ».
Dans Monostatos, c'est le risque qui compte, le brio. On peut dire que c'est un jeu dans lequel il y a un fort gamble et un faible crunch. D'autres jeux proposent un grand nombre d'options tactiques, beaucoup de calcul afin de limiter au maximum la prise de risque. Monostatos fait l'inverse, car ses héros doivent être impavides, flamboyants, aller au devant du danger, ne pas craindre la mort...
Voici un exemple d'Affrontement pour vous faire une idée (souvenirs de la fiction approximatifs) :
Pendant la nuit, le personnage de Jérôme : Issacar l'évadé, pénètre dans un camp abritant des esclaves œuvrant à la Tour sans fin.
Dans un enclos, une poignée d'hommes à la peau brûlée par le soleil sont attachés par le cou, signe qu'ils sont des exilés du désert de sel, comme lui.
Deux gardes sont postés là.
Issacar s'approche, on joue un Affrontement :
En tant que MJ, je dépense un jeton (un point de Puissance, à chaque action, il y a diminution du nombre de points de Puissance, sauf cas particuliers) : les gardes dégainent leurs sabres et tonnent « Qui va là ? »
Jérôme : j'envoie un coup de pied dans la mâchoire du premier.
Je lance le dé, c'est un échec pour moi. Jérôme raconte comment l'homme est projeté à terre.
Puis il utilise les chaines qui pendent à ses poignets pour étrangler le second garde, tandis que celui-ci fait des moulinets avec son sabre. Jet de dés : j'ai l'avantage.
Je décide de raconter que les esclaves prennent parti pour le garde : ils disent à Issacar de les laisser en paix, qu'ils veulent servir Monostatos et qu'ils ne sauraient que faire de la liberté.
Issacar tente de les convaincre de le laisser les aider.
Remarquez que tel que les règles l'indiquent, si le MJ explique pourquoi les habitants du lieu ont raison de se soumettre à Monostatos, il peut lancer deux dés au lieu d'un. C'est ce que j'ai fait.
Nous avons continué d'exploiter nos techniques permettant d'utiliser nos bonus.
Jérôme a notamment fait valoir sa renommée d'évadé d'un lieu connu pour être une prison sans issue possible.
Le but, c'est d'utiliser tous les moyens : psychologiques, sociaux, guerriers, pour épuiser les ressources de l'autre.
D'une certaine manière, le moyen importe peu, la créativité des joueurs sert avant tout à exploiter au maximum les différentes techniques permettant de lancer plus de dés, ou de les relancer.
Le jet de dés est un échec. Une partie des esclaves se soulèvent, malgré les protestations des autres.
Au final, Issacar remportera l'Affrontement et libérera les esclaves. Ceux qui étaient de son côté l'ont suivi.
D'une autre manière, les efforts d'imagination de chaque camp pour trouver des idées terribles à infliger à l'autre est une manière pour briller et pour exploiter au mieux les règles du jeu et obtenir des autres la reconnaissance de la qualité de nos idées (Le fait que les esclaves ne veulent pas être libérés, c'est terrible, que va-t-il trouver à répondre à ça? Est-ce que ça ne va pas le pousser à abandonner plus tôt et prendre un Affaiblissement ?).
Pour ma part, j'ai abandonné cet Affrontement pour économiser mes points de Puissance, car je dois jouer l'adversité contre tous les participants, mais aussi parce que cela suffisait pour diminuer les réserves de points de Puissance de Jérôme. J'ai choisi de le laisser gagner des points de Désir contre une perte de points de Puissance conséquente.
On peut dire que les "Défis" du jeu se concentrent principalement durant les Affrontements et que le reste du temps de jeu permet d'enrichir la fiction de tout ce qui donnera du sens aux combats des PJ et de leurs adversaires. Et c'est en ça que le jeu permet de cumuler de bonnes histoires avec une bonne compétition des joueurs contre leur adversité.
Le fait de pouvoir avancer progressivement vers les Affrontements, sans s'y précipiter montre à mon avis, que le ludisme peut être bien plus que "taper du gob".
Pourquoi le jeu ne défend pas une démarche simulationniste ? Parce que les règles du jeu poussent à gagner le combat et que la place laissée au développement du « canon esthétique » (l'unité de style la fiction), bien qu'importante, est secondaire dans les priorités des joueurs. Elle ne sert qu'à mettre en valeur les personnages et le combat qu'ils mènent, par exemple : les joueurs peuvent gagner des points de Puissance s'ils décrivent, dans la scène d'un autre joueur, la souffrance des habitants du lieu et les effets néfastes du Culte (= voilà pourquoi notre combat est si important).
***
Et le plus beau dans tout ça, c'est que le jeu amène les joueurs à réfléchir aux raisons de Monostatos d'établir un tel ordre des choses. Ils doivent trouver des arguments contre lui, même si, en tant que joueurs, ils ne sont pas nécessairement contre les valeurs de leur antagoniste, c'est une belle réussite de réussir à intégrer aussi finement un propos dans un jeu défendant une telle démarche créative.
Pour conclure, j'espère que mon sujet vous permettra de voir le ludisme différemment de l'image habituellement dégradante qu'on lui donne.
Je vous propose de creuser ou critiquer mes affirmations : toutes vos questions et remarques sont les bienvenues.
Nous avons joué dans le lieu « La tour sans fin » présent dans le livre.
Premier exemple de scène :
Thrasymaque, le PJ de Gaël, est une ancienne prêtresse de Monostatos. Elle appartenait à la secte de l'Éther, dont le but est de divertir les fidèles pour apaiser leurs tourments. Après avoir « lobotomisé » la population d'un village pour rendre son quotidien plus vivable, elle a remis en question son rôle dans ce monde et en a rejeté le Culte.
Au début de la scène, elle rejoint un de ses anciens amis : Lhen, prêtre de l'Éther. On décide qu'il ne sait pas qu'elle a quitté les ordres.
Il l'invite à entrer dans ses appartements. Ils discutent du « bon vieux temps », ouvre des bouteilles d'alcools sans caractère, mais au fort pouvoir enivrant et une collation. En mémoire du bon vieux temps, Lhen demande à une de ses servantes de se déshabiller pour offrir une partie de plaisir à son invitée. Thrasymaque lui dit qu'elle préfèrerait prendre du bon temps avec lui seul.
Après avoir fait l'amour, ils évoquent la tragédie à laquelle Thrasymaque a pris part (le village « lobotomisé ») et au fil de la discussion, Thrasymaque trahit ses doutes concernant Monostatos.
Lhen lui offre à boire et lui fait inhaler une poudre abaissant les défenses psychologiques d'un individu pour l'ouvrir à la foi.
On a joué un Affrontement et Gaël ayant perdu, son personnage reçoit un Affaiblissement de doute et de culpabilité lié aux effets de la poudre.
Ceci s'est joué en deux scènes. Gaël a tiré parti des mécaniques en gagnant des points de Puissance en invoquant sa Souffrance et sans doute sa Vertu, il me semble. Mais le temps d'une scène (d'un Tableau, pardon), il n'y a pas vraiment de difficulté à gagner les points de Puissance, on peut donc passer le temps que l'on veut à développer les personnages, leurs relations etc. En tant que MJ, Je ne me suis pas senti obligé de jouer une adversité forcenée, car cela me permettait d'économiser mes points de Puissance. Du coup, l'ancien ami s'est révélé une adversité insidieuse, plus psychologique que guerrière et nous a permis de jouer une scène formidable et pleine de subtilité.
Deuxième exemple de scène :
Azelik der Aldar, le personnage de Cédric a joué deux scènes formidables que voici :
La première se situe autour d'une oasis non loin du chantier de la Tour sans fin. Le chantier dégage un tel volume de poussière, que l'oasis est constamment balayée par les nuages de poussière. L'eau devient saumâtre et les populations avoisinantes souffrent de la situation.
Azelik parle au doyen d'un campement et propose son aide pour améliorer leur situation. Le vieil homme lui fait comprendre qu'il ne pourra rien faire. Azelik lui propose de conter une histoire pour les convaincre de le laisser les aider. On engage un Affrontement. Azelik décrit un conte fabuleux. Son pouvoir permet de générer des images envoûtantes dans l'esprit de ceux qui l'écoutent.
Le doyen lui oppose qu'un conte ne refera pas refleurir l'oasis ni ne rendra à l'eau sa pureté.
Mais Azelik parvient à surmonter leur accablement et finit par faire naître une lueur d'espoir. Les habitants du camp finissent par accepter qu'il les accompagne pour intercéder auprès du Culte de Monostatos afin d'améliorer les conditions de vie des populations avoisinantes.
La deuxième scène porte sur une rencontre avec la chef de la cabale d'Eaux Vives (un groupe désirant lutter contre la construction de la tour pour les raisons de pollution évoquées ci-dessus).
Elle porte un habit du désert, couvrant l'intégralité de son corps.
Azelik propose son aide pour lutter contre le Culte. Mais elle s'y oppose, car elle ne peut pas encore lui faire confiance.
On joue une Confrontation qui se termine sur un succès de Cédric. Elle lui soumet néanmoins une condition : il devra lui apporter la tête d'un prêtre de Monostatos.
L'Affrontement était singulier, puisqu'il se jouait sur des enjeux tels que « voir le visage de la chef d'Eaux Vives ». Mais l'ensemble a très bien fonctionné, par le simple fait que si le joueur gagne, il acquiert un point de Désir et s'il perd, un Affaiblissement. Donc ce qu'il se passe pendant l'Affrontement pourra avoir des répercussions par ces moyens. Les points de Désir sont toujours quelque chose de positif, les Affaiblissements sont toujours négatif.
On pourrait jouer des Affrontements sur « qui est le meilleur peintre » ou « qui est le meilleur cuisinier » sans aucun problème.
L'ensemble de ces scènes était d'une grande profondeur et d'une grande force également. Et je pense que l'on peut attribuer ceci, en plus des qualités intrinsèques au jeu, au fait d'aller progressivement vers les Affrontements, plutôt que de s'y précipiter. Ainsi, les situations prennent le temps de placer et de creuser les enjeux et les Souffrances Vertus etc. et donc, de donner de l'épaisseur à la situation.
L'histoire jouée durant notre partie était formidable et c'était grâce à tous les participants.
Contrairement à Bliss Stage ou Breaking the Ice jouer le jeu à fond en optimisant au maximum ne me paraît pas forcément bénéfique à Monostatos, car les participants sont vite incités à abimer la fiction pour obtenir des avantages mécaniques. De manière à éviter de gonfler le jeu de techniques visant juste à empêcher les abus, Fabien a préféré faire confiance aux joueurs, ce qui est tout à fait défendable comme démarche d'auteur, bien qu'au vu de la démarche créative que soutient le jeu, (comme nous allons le voir dans la suite de ce sujet) ça ne me paraisse pas ce qu'il y a de plus efficace. Mais ce n'est en réalité pas si important, car dès qu'on en prend conscience, ça fonctionne sans soucis.
Et c'est pourquoi, laisser l'histoire prendre et laisser les Affrontements émerger peu à peu est bénéfique pour le jeu. Mais j'étendrais cette manière de faire à l'utilisation de toutes les règles pour obtenir des points de Puissance et pour les utiliser, ainsi que toutes les règles de bonus et de relance pendant les Affrontements. La fiction prime, il ne faut pas l'abimer, comme le dit Fabien dans son propre livre.
***
Et je dirais que quelle que soit la démarche créative à l’œuvre, il faut que l'histoire soit bonne, c'est à dire, suffisamment étayée.
Faire du JDR, c'est produire une histoire, quelle qu'en soit la démarche créative. Pour éviter les malentendus, Monostatos ne défend pas une démarche narrativiste : gardons à l'esprit que la forme d'histoire produite dans une partie narrativiste est une forme d'histoire particulière : une histoire qui est majoritairement crée pendant la partie et non avant et qui permet à tous ses participants d'explorer une prémisse (Autrement dit, une question à laquelle les participants répondront par les actes de leurs personnages).
De plus, le partage de narration, quelle qu'en soit son importance, n'a rien à voir avec la nature d'une démarche créative.
Dans Monostatos, bien qu'il y ait une importante réflexion, les joueurs ne répondent pas à une question. Ils doivent seulement défendre une cause : celle de libérer le monde de l'emprise de Monostatos. Leurs objectifs choisis avant chaque partie doivent aller dans ce sens également.
Il me faudrait rapporter une partie entière pour pouvoir véritablement justifier de la présence d'une démarche créative précise. Mais je préfère fonder mon analyse sur ce que le système attend des participants, notamment parce que le système du jeu contient la structure de la partie et défend bien de manière homogène, une seule démarche créative.
Voici comment fonctionne la démarche créative à l’œuvre dans Monostatos :
Les joueurs cherchent à atteindre un objectif → Pour ce faire, ils doivent remporter des Affrontements → Qu'ils ne peuvent gagner qu'en accumulant des points de Puissance.
Quand un joueur gagne un Affrontement, il obtient deux points de Désir → Les points de Désir lui permettent d'avancer vers son objectif → Au bout de trois points de Désir dépensés pour l'objectif, celui-ci est atteint.
Quand un joueur perd un Affrontement, il reçoit un Affaiblissement → Quand le joueur a deux Affaiblissements, s'il n'a pas atteint son objectif, il se soumet au Culte de Monostatos → Mais il peut dépenser un point de Désir à tout moment pour supprimer un Affaiblissement.
Hors Affrontement, les joueurs et le MJ utilisent leurs scènes et celles des autres pour cumuler des points de Puissance. C'est le moment de creuser la situation, de lui donner des enjeux, des accroches, de la couleur. On peut dire que durant ces phases, le système pousse à construire une histoire intéressante en développant le décor, les forces en place et en poussant les joueurs à positionner leurs personnages.
Le MJ ne peut pas forcer un joueur à se lancer dans un Affrontement. Il a donc tout intérêt à en lancer quand le joueur pense qu'il aura ses chances de le gagner.
Dès qu'un Affrontement est déclenché, de nombreuses choses sont mises en perspective :
- la victoire confère des points de Désir, ce qui est l'enjeu premier de la partie ; cet enjeu se joue sur l'issue de la partie et offre des bénéfices sur sa durée ;
- l'abandon permet d'économiser ses points de Puissance, de les conserver pour un prochain Affrontement ;
- l'abandon ou l'échec pur et simple infligent au joueur un Affaiblissement, qui lui, peut avoir des conséquences sur l'issue de la partie et handicaper le joueur sur la durée.
L'enjeu principal des Affrontements se joue donc sur la gestion de ces trois ressources : points de Désir, points de Puissance et Affaiblissements, ainsi que toutes les autres techniques permettant d'augmenter ses chances de réussite (exhorter à la révolte, aide etc.).
Le but de la partie est d'atteindre son objectif ; le risque est de se soumettre au Culte.
Pendant les Affrontements, le joueur doit donc faire en sorte d'éviter d'épuiser sa réserve de points de Puissance, sans pour autant obtenir trop d'Affaiblissements et réussir à obtenir suffisamment de points de Désir pour gérer deux choses à la fois : atteindre son Objectif et éviter d'avoir trop d'Affaiblissements. Faire le bon choix au bon moment, c'est mettre les chances de son côté. Et face à des enjeux que le joueur tient à cœur, il peut toujours prendre des risques (acquérir un Affaiblissement, vider sa jauge de points de Puissance...) ce qui augmentera la difficulté pour la suite de la partie et lui demandera de redoubler d'efforts.
Il ne s'agit pas de dilemmes, car la nature de l'Affaiblissement importe peu. Ce qui compte, c'est la victoire ! D'imposer son point de vue aux autres (le peuple et le Culte). Et l'ensemble du système de jeu ne vise qu'une chose : c'est de gérer/exploiter au mieux les ressources du jeu (les différentes manières d'obtenir des points) pour obtenir cette victoire avant de se faire rattraper par les Affaiblissements (ce qui est synonyme de défaite). Et l'ensemble du jeu est une course pour ne pas trop subir le négatif et obtenir le plus de positif possible.
Monostatos est donc un jeu qui soutient une démarche créative ludiste sans mettre en œuvre ni enquête ni d'énigmes et sans faire du PMT ou seulement de la baston en continue ! Mais ludiste quand même. Et pourtant, les histoires que l'on y joue peuvent être formidables, comme mes exemples de scènes plus haut en attestent.
On peut m'opposer que la complexité tactique semble faible.
Mais la tactique n'est pas le seul cœur du ludisme :
Ron Edwards établit deux éléments fondamentaux du ludisme : le « crunch » et le « gamble ».
- Le crunch est une forme de Défi dans laquelle la prédictibilité est haute comparée au risque (on pourrait apparenter ça au processus à l’œuvre dans les Échecs).
- Le gamble est une forme de Défi dans laquelle le risque est haut comparé à la prédictibilité (on pourrait apparenter ça au processus à l’œuvre dans le Yam's).
Dans Monostatos, c'est le risque qui compte, le brio. On peut dire que c'est un jeu dans lequel il y a un fort gamble et un faible crunch. D'autres jeux proposent un grand nombre d'options tactiques, beaucoup de calcul afin de limiter au maximum la prise de risque. Monostatos fait l'inverse, car ses héros doivent être impavides, flamboyants, aller au devant du danger, ne pas craindre la mort...
Voici un exemple d'Affrontement pour vous faire une idée (souvenirs de la fiction approximatifs) :
Pendant la nuit, le personnage de Jérôme : Issacar l'évadé, pénètre dans un camp abritant des esclaves œuvrant à la Tour sans fin.
Dans un enclos, une poignée d'hommes à la peau brûlée par le soleil sont attachés par le cou, signe qu'ils sont des exilés du désert de sel, comme lui.
Deux gardes sont postés là.
Issacar s'approche, on joue un Affrontement :
En tant que MJ, je dépense un jeton (un point de Puissance, à chaque action, il y a diminution du nombre de points de Puissance, sauf cas particuliers) : les gardes dégainent leurs sabres et tonnent « Qui va là ? »
Jérôme : j'envoie un coup de pied dans la mâchoire du premier.
Je lance le dé, c'est un échec pour moi. Jérôme raconte comment l'homme est projeté à terre.
Puis il utilise les chaines qui pendent à ses poignets pour étrangler le second garde, tandis que celui-ci fait des moulinets avec son sabre. Jet de dés : j'ai l'avantage.
Je décide de raconter que les esclaves prennent parti pour le garde : ils disent à Issacar de les laisser en paix, qu'ils veulent servir Monostatos et qu'ils ne sauraient que faire de la liberté.
Issacar tente de les convaincre de le laisser les aider.
Remarquez que tel que les règles l'indiquent, si le MJ explique pourquoi les habitants du lieu ont raison de se soumettre à Monostatos, il peut lancer deux dés au lieu d'un. C'est ce que j'ai fait.
Nous avons continué d'exploiter nos techniques permettant d'utiliser nos bonus.
Jérôme a notamment fait valoir sa renommée d'évadé d'un lieu connu pour être une prison sans issue possible.
Le but, c'est d'utiliser tous les moyens : psychologiques, sociaux, guerriers, pour épuiser les ressources de l'autre.
D'une certaine manière, le moyen importe peu, la créativité des joueurs sert avant tout à exploiter au maximum les différentes techniques permettant de lancer plus de dés, ou de les relancer.
Le jet de dés est un échec. Une partie des esclaves se soulèvent, malgré les protestations des autres.
Au final, Issacar remportera l'Affrontement et libérera les esclaves. Ceux qui étaient de son côté l'ont suivi.
D'une autre manière, les efforts d'imagination de chaque camp pour trouver des idées terribles à infliger à l'autre est une manière pour briller et pour exploiter au mieux les règles du jeu et obtenir des autres la reconnaissance de la qualité de nos idées (Le fait que les esclaves ne veulent pas être libérés, c'est terrible, que va-t-il trouver à répondre à ça? Est-ce que ça ne va pas le pousser à abandonner plus tôt et prendre un Affaiblissement ?).
Pour ma part, j'ai abandonné cet Affrontement pour économiser mes points de Puissance, car je dois jouer l'adversité contre tous les participants, mais aussi parce que cela suffisait pour diminuer les réserves de points de Puissance de Jérôme. J'ai choisi de le laisser gagner des points de Désir contre une perte de points de Puissance conséquente.
On peut dire que les "Défis" du jeu se concentrent principalement durant les Affrontements et que le reste du temps de jeu permet d'enrichir la fiction de tout ce qui donnera du sens aux combats des PJ et de leurs adversaires. Et c'est en ça que le jeu permet de cumuler de bonnes histoires avec une bonne compétition des joueurs contre leur adversité.
Le fait de pouvoir avancer progressivement vers les Affrontements, sans s'y précipiter montre à mon avis, que le ludisme peut être bien plus que "taper du gob".
Pourquoi le jeu ne défend pas une démarche simulationniste ? Parce que les règles du jeu poussent à gagner le combat et que la place laissée au développement du « canon esthétique » (l'unité de style la fiction), bien qu'importante, est secondaire dans les priorités des joueurs. Elle ne sert qu'à mettre en valeur les personnages et le combat qu'ils mènent, par exemple : les joueurs peuvent gagner des points de Puissance s'ils décrivent, dans la scène d'un autre joueur, la souffrance des habitants du lieu et les effets néfastes du Culte (= voilà pourquoi notre combat est si important).
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Et le plus beau dans tout ça, c'est que le jeu amène les joueurs à réfléchir aux raisons de Monostatos d'établir un tel ordre des choses. Ils doivent trouver des arguments contre lui, même si, en tant que joueurs, ils ne sont pas nécessairement contre les valeurs de leur antagoniste, c'est une belle réussite de réussir à intégrer aussi finement un propos dans un jeu défendant une telle démarche créative.
Pour conclure, j'espère que mon sujet vous permettra de voir le ludisme différemment de l'image habituellement dégradante qu'on lui donne.
Je vous propose de creuser ou critiquer mes affirmations : toutes vos questions et remarques sont les bienvenues.