Tout conflit, signifie que tout au long du jeu, on est en mode mise à l'épreuve des joueurs par des jets de dés, des mises, façon "combat", mais pour tout et n'importe quoi.
Pourquoi orphelin ? Parce que je pense qu'il ne touche qu'un faible nombre de créateurs dans le monde du JDR. J'en fais partie, je témoigne, peut-être que ça en aidera d'autres, si ce n'est à guérir, à comprendre les enjeux qui se cachent derrière ces maladresses de game designer.
Psychodrame
Le premier de ces jeux est Psychodrame. Après avoir joué à Dogs in the vineyard, j'ai découvert qu'il était possible d'utiliser des mécaniques de conflit (pouvant s'apparenter à un "combat", physique, mais aussi social et psychologique, avec son lot de finesses) pour régler les problèmes fictifs d'une manière élégante et stimulante pour les joueurs.
Ça m'a donné la possibilité de créer un jeu qui se centre sur les conflits psychologiques et sociaux.
Je me suis dit pour créer Psychodrame : chaque transaction entre deux personnages devrait être gérée mécaniquement comme un conflit, puisque quand on parle il y a toujours un rapport de forces, même caché. Du coup, j'ai organisé le jeu de la manière qui suit : Chaque scène est un conflit.
Le joueur à qui c'est le tour de prendre la parole doit engager un conflit et en définir l'enjeu dès qu'il commence à parler et il doit piocher et miser des cartes pour attaquer quelqu'un.
Extrait de partie où le problème joué était : un fils de famille annonce son homosexualité à son entourage (je copie colle un bout du CR que j'ai posté sur le forum) :
Première scène, je me suis proposé de cadrer en premier pour donner l'exemple. Nous avons donc démarré la partie autour d'un repas (classique). J'ai décidé d'un enjeu lié au problème et à nos personnages : Ma fiancée veut vérifier si j'ai bien une liaison cachée. J'ai gagné le conflit, donc elle n'a rien su.
2ème conflit : Enjeu : Découvrir les tendances homosexuelles de Yves.
Dans le bureau, Maryse, ma mère, essaye de discuter un peu car elle s'est bien rendu compte que pendant le repas, une certaine tension se dessinait entre ma fiancée et moi. J'élude la question.
Lauriane décide d'écouter à la porte. Alors je décide de sortir du bureau et éventuellement de la surprendre. Sur ce, Hièn décide que Lauriane ne se cache pas et en profite pour me relancer sur la question de mes éventuelles tromperies... Et Maryse revient à la charge, bref, je suis submergé.
Dans le conflit, La mère et la fiancée commencent à se crêper le chignon et Alexandre descendant l'escalier en profite pour me prendre entre quatre yeux un peu plus loin. Il me dit que je peux me confier à lui, qu'il sent bien qu'il y a un problème. Alors je lui réponds que je n'aime plus Lauriane (pour utiliser mon trait). Et là il gagne le conflit...
Je lui annonce donc que « les femmes, c'est plus trop mon truc »...
Coup de théâtre à la fin de ce conflit.
Dans l'ensemble, les parties étaient quand même pas mal gaulées, mais avec du recul, tout s'enchaînait mécaniquement et on ne laissait pas le temps aux joueurs de développer des choses gratuites, légères. Tout était tendu, rigide... En explicitant le but de chaque scène préalablement, on enlève au joueur la part inconsciente, insaisissable de ce qui l'amène au conflit : à ce sujet, cf. le post suivant.
Dans toute fiction, on se concentre sur les conflits, les combats, les souffrances, mais il est indispensable d'avoir des moments anodins et des moments de paix et de victoire pour mettre les autres moments en relief. Les parties de Psychodrame à l'époque étaient un peu étouffantes. On finissait par générer artificiellement du conflit sans histoire. Comme la chanson de Cabrel : "y a pas d'amour sans histoire", ben là c'est pareil : tout ce qui précède le conflit l'enrichit, lui donne une raison d'exister et permet au joueur de positionner son personnage par rapport aux problèmes soulevés. On passe d'une injonction "générer un conflit" à "jouer son personnage" et faire des choix librement jusqu'à ce qu'éventuellement un conflit émerge.
Christoph a pointé du doigt ce problème, on a fait un essai par MSN de "narration libre" où l'on se contentait de jouer nos personnages sans forcer le conflit, mais en le laissant éclore en conséquence de nos actes et choix.
Le résultat : tout était bien plus en subtilité.
Un fils allait voir son père à l'hôpital sur son lit de mort, il ne l'a pas revu depuis longtemps. Son père essaye de le culpabiliser. Mais il résiste, il ne veut pas que leurs anciennes querelles viennent troubler cet instant. Son père s'endort, il prend sa main qui est froide...
Un ensemble de choses qui ne seraient pas arrivées si on avait engagé la scène sur un conflit avec un enjeu "énoncé" pour chaque participant, car de toute évidence, dans l'autre partie, on était toujours dans la confrontation, alors que là, il y avait de l'évitement, on avait transigé, fait des compromis pour éviter les disputes.
On se positionnait et c'est ce positionnement qu'il est important d'explorer en profondeur avant d'en arriver aux points d'achoppements pour les personnages. Car ces moments plus explosifs ont un intérêt autre : créer des pics d'intensité, où la tension se charge et se décharge, des climax.
Je pense notamment à cette partie dans laquelle une ou plusieurs scènes se sont déroulées sans conflit et ont été parmi les plus intenses, parce que la tension était latente. On ne pourrait pas jouer que des scènes comme celles-ci, mais c'est parce que ça peut exploser très fort que ces moments de tension latente sont intenses.
À ce sujet, je conseille la lecture de cet article (en anglais) : Walk don't run to conflict.
Après réflexion, j'ai compris que mon problème venait du fait que je cherchais à étendre aux mécaniques de conflit façon Ditv un maximum d'interactions entre les personnages. Mais il s'agit d'une erreur. Bien considérer ce qui nécessite des conflits articulés en JDR, c'est pas évident, mais c'est un des points les plus importants. Dans beaucoup de parties jouées, le MJ a prévu à l'avance les combats, les courses-poursuites etc. Il va même jusqu'à tout mettre en œuvre pour que les joueurs ne voient pas d'autres options que ce qu'il a prévu pour le rythme de la partie ou pour se faire plaisir.
Je suis à présent un fervent défenseur de l'idée qu'il est nettement plus fécond pour une partie de faire en sorte que les conflits apparaissent pour débloquer une situation, quand les objectifs s'opposent et que des actions sont entreprises pour atteindre ces objectifs. (On a abordé cette question en profondeur sur ce sujet et la manière pédagogique d'expliquer quand est-ce qu'il est intéressant de déclarer ou non un conflit).
Pourquoi ? Parce que cette technique prend en compte les choix et positionnements des joueurs et non seulement ce qu'a prévu le MJ.
Les conflits mécaniques (par jets de dés etc.) sont un moyen de générer plus de tension pour le joueur en amenant des enjeux ludiques qui viennent se superposer aux enjeux fictifs. Cela en amenant de la résistance : les actions où les enjeux sont les plus forts méritent que les joueurs soient amenés à pouvoir fournir des efforts plus importants pour être accomplies.
Loser RPG
Pour Loser RPG, c'est un peu différent : le concept même du jeu étant de générer des épreuves sur des trucs débiles et insignifiants (se fouler la cheville en descendant l'escalier) pour formuler une critique de certaines pratiques du JDR où on fait des jets de dés pour tout et n'importe quoi, on en vient donc à un système qui amène des jets de dés à tout bout de champ.
Je fais ici un petit copié-collé d'un CR sur ce forum :
Paulette est affalée sur son canapé, une bouteille de bière à la main et pieds nus...
Elle tente de se redresser en s'assoyant... et y arrive, puis elle pose la bouteille de bière sur la table basse, mais elle roule et tombe par terre, mais ne se brise pas... mais rapidement, les ennuis surviennent : elle se cogne la tête à l'étagère fixée au dessus de son canapé. Mais cela ne l'assomme pas (Hièn a annulé l'action), par contre, l'étagère lui tombe dessus et la coince sur le canapé (il faut dire qu'elle était pleine de livres) et en plus, un pot de colle se déverse sur elle, la collant au canapé...
Tsoin tsoin tsoin tsoiiiiiiiiiiiiiiiiiin !
Bref, c'était du grand-guignol. Les premières parties étaient plutôt amusantes, mais au bout de 3 parties, j'ai commencé à m'ennuyer ferme, le jeu, passé la surprise initiale était rigide, prévisible et ennuyeux, voilà pourquoi je l'ai modifié en profondeur (cf. Entropie) et tant qu'à faire, je l'ai sorti de son concept initial voué à provoquer la lassitude.
Gloria
J'ai juré depuis qu'on ne m'y reprendrait pas. Mais c'est sans compter sur mon envie de faire des conflits atypiques et voilà que le même schéma s'est redessiné lors de ma première vraie partie complète de Gloria...
Les PJ se frittent un monstre, puis arrivent sur les lieux où l'améthyste a été volée, ils mènent l'enquête, utilisent leur boule de cristal, se rendent à un village voisin où ils se font recevoir de manière très inhospitalière par le bourgmestre et ses gardes. Ils s'incrustent discrètement dans le village, écoutent aux portes et apprennent l'existence d'un seigneur d'un pays voisin qui pourrait être impliqué dans le vol de l'améthyste. Ils se rendent chez lui et mettent en marche leurs pouvoirs, effets pyrotechniques pour l'intimider, ils asphyxient( ses convives, menacent de cramer le village lacustre sur pilotis... ouf.
Tout ça a été en conflit intégral, jets et mises de dés non stop sur quasiment 1h30-2h de jeu... on tirait la langue à la fin.
Et pour l'anecdote, ça s'est passé comme ça pour la simple et bonne raison que j'ai voulu gérer les enquêtes et infiltrations comme des conflits. J'avais tenté l'expérience il y a longtemps dans une partie avec Romaric, j'avais trouvé ça cool, mais je ne m'étais pas rendu compte que ça produisait le syndrome orphelin du "tout conflit"...
Dans cette première moitié de partie de Gloria, les joueurs, pris dans la dynamique tendaient à y aller de manière musclée là où ce n'était pas forcément utile (le seigneur d'un pays voisin qu'ils sont venus interroger et qui leur a fait remarquer à plusieurs reprises qu'il ne savait pas pourquoi ils étaient là ni ce qu'ils lui demandaient... ça confinait au ridicule).
Conclusion
Je pense aussi que ce syndrome me vient du fait que je ne suis jamais satisfait de ce qui est tenu pour acquis. Je préfère expérimenter des choses qui se révèlent absurde par la suite que m'astreindre à ce que j'ai toujours fait parce que ça marche.
Concernant Gloria, je n'ai pas pensé qu'en gérant sous forme de conflit les épreuves de type investigation et infiltration, il ne resterait plus de phases de "narration libre". C'était donc une surprise et je me suis empressé de redresser le tir dès que je me suis rendu compte du problème. Au début, je me suis dit que c'étaient les joueurs qui fonçaient inconsidérément dans les conflits, mais en discutant avec eux, j'ai bien vu que le problème venait de certains de mes choix de game design.
Bon, j'espère que mes exemples illustrent suffisamment bien ce que j'essaye de témoigner. Si certains points ne vous semblent pas clair, n'hésitez pas à me demander de les étoffer.
J'espère que je suis définitivement guéri à présent... :)