Le pélérinage des morts
"Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu.", Ernest Hemingway
J'ai toujours joué à Millevaux de deux façons. En premier lieu, j'ai fait du survival horrifique, d'abord avec le basic system puis sous Sombre qui s'est avéré bien mieux adapté. Mais j'ai également souvent exploré Millevaux sur le mode héroïque. J'appelais ça de l'horreur épique. Les personnages étaient puissants, disposant de grands pouvoirs et de grandes responsabilités, ils étaient le centre de violentes intrigues de coeur et de cour et affrontaient des entités mythologiques dévastatrices. J'utilisais pour cela le basic system en le customisant au fur et à mesure pour rajouter des écoles d'escrime, des tableaux de diplomatie, des pouvoirs psy et des tableaux de décoctions. Il y avait un système de combat très complexe, avec des actions multiples et des points de souffle. ça a donné quelques campagnes épiques et dantesques. On explorait toujours Millevaux mais d'une façon complètement différente. Ce basic system revisité à la sauce épique avait sans doute beaucoup à voir avec le system d'Anima : Beyond Fantasy. Aussi ambitieux que boursouflé.
Puis je me suis spécialisé dans le Millevaux motorisé sous Sombre. J'ai laissé le basic system aux oubliettes. Je me disais que d'ici quelques années, je proposerai un supplément pour explorer Millevaux en mode épique, peut-être sous dK system ou Sombre max. J'avais quelques vagues idées de système maison, mais rien de concret.
Le temps a passé et j'ai commencé à m'intéresser aux jeux indie et à tout ce qui se fait d'expérimental dans le jeu de rôle. Sans en pratiquer forcément beaucoup, j'ai pas mal appris sur le sujet, en lisant les forums, les blogs, en écoutant des podcasts.
J'ai fini, un peu fortuitement, par agréger tout ce qu'il y avait dans l'air. J'ai imaginé Inflorenza, un système pour jouer des tragédies avec des héros, des salauds et des martyrs dans l'enfer forestier de Millevaux. Un système centré sur le personnage, favorisant la démarche créative narrativiste. J'ai fait hier soir le premier playtest d'une longue série.
Dans Inflorenza, la feuille de personnage et son background ne sont pas dissociées. La feuille de personnage EST la feuille de background. Un personnage se définit par 3 à 12 phrases (des Sentences) sur son histoire, ses sentiments, ses projets. Un personnage démarre avec 3 Sentences et va en gagner tout au long de sa carrière. Il y a une sentence par thème d'univers et 12 thèmes d'univers (ou infloressences) : la chair, la mémoire, la nature, la corruption, l'égrégore, la société, le clan, la religion, la science, l'amour, la pulsion, la folie. Une sentence est une phrase qui se rapporte à une infloressence, d'une façon ou d'une autre. Exemple avec le personnage de Georges pour l'inflorescence 10 (amour) : "je suis fasciné par Frère Auguste" puis "J'ai accepté de mentir pour suivre Frère Auguste" puis "je me suis détaché d'Auguste depuis qu'il est un moine défroqué" puis "l'Inquisitrice quitte les ordres pour me demander en mariage". Chaque sentence dispose d'un grade. Il y a quatre grades : accompli, héroïque, vaincu, détruit. Un personnage meurt s'il atteint 3 sentences au grade détruit. (le Prince de Clèves meurt de chagrin, Hector meurt de la main d'Achille, Hamlet se suicide). S'il atteint 6 sentences au grade accompli, sa geste se conclut en apothéose (Ulysse retrouve Ithaque et Pénélope, Conan devient roi). Les personnages sont créés avec trois sentences au grade héroïque.
C'est un jeu avec MJ mais le pouvoir narratif du MJ est faible, il sert surtout à cadrer, à s'assurer que les situations soient dans la couleur de l'univers et à aider les joueurs en panne d'inspiration à développer des situations intéressantes. A mon sens il est même possible de jouer sans MJ mais il faut que je le vérifie avec une session de playtest.
Dans ce premier playtest, joué dans les Vosges le samedi 22 décembre, j'incarne un personnage de moine pélerin illuminé, Frère Auguste, tandis que ma soeur Géraldine incarne un autre pélerin, Georges, un pélerin lambda qui va être embarqué par Frère Auguste, puis deviendra un nécromant et enfin un saint.
On joue en Tour, un Tour par joueur. Lors de son Tour, le joueur imagine un Conflit qui part d'une de ses sentence. Il définit l'objectif que cherche à atteindre son personnage (séduire un PNJ, convaincre un PJ, vaincre un adversaire au combat, traverser la mer...). Il compte le nombre de ses sentences qui sont impliquées dans le conflit (quitte à etoffer la description des actes de son personnage pour faire rentrer une sentence dans le conflit), chaque sentence impliquée lui donne un d12. Il jette son pool de d12. Chaque 12 ou groupe de dés (sauf les 1) dont la somme fait 12 donne une réussite. Chaque 1 donne une complication. Pour remporter le conflit, il faut au moins une réussite. Chaque réussite modifie une sentence et la fait augmenter d'un grade, ou crée une nouvelle sentence au grade héroïque. Chaque complication modifie une sentence et la fait diminuer d'un grade, ou crée une nouvelle sentence au grade vaincu. Toute sentence ainsi modifiée ou créé raconte l'issue du conflit. Ainsi, gérer sa fiche de personnage est indissociable de raconter la geste du personnage.
La fiction, donc.
J'ai joué Frère Auguste en solo pendant une demi heure puis Georges, le personnage de Géraldine a rejoint la geste et nous avons continué avec ces deux PJ pendant 2 heures et demie. Nous avons conclu l'histoire à ce terme. Georges était arrivé à 4 accomplis et Frère Auguste à 2 détruit, mais la conclusion se dessinait bien.
Pour vous raconter la fiction, je vais reprendre les feuilles de personnages en développant juste un tout petit peu. Je raconte d'abord l'histoire de Frère Auguste puis celle de Georges.
La fiction était très intéressante, je crois que Géraldine a apprécié. Il y avait plein de petites règles que je n'ai pas testées, j'ai aussi eu tendance à trop cadrer les conflits de Géraldine, bref à trop "faire le MJ". J'ai constaté que les conflits étaient quasiment toujours remportés par les joueurs. En moyenne, ils avaient souvent 5 à 6 dés pour les conflits parce qu'on écrivait des sentences très cohérentes entre elles (tournant autour de la foi, des miracles, des morts-vivants, de l'amour), c'est très facile d'avoir des 12, surtout avec les combinaisons. Il faut que je voie par d'autre playtests si cette abandance de réussite pose problème ou pas. ça encourage les joueurs à explorer une ligne directrice pour leur personnage, mais est-ce que cette facilité à réussir ne tue-t-elle pas le plaisir de joueur ? Je jouais à la fois le rôle de MJ et de PJ. Passer en mode sans MJ ne va-t-il pas aller contre le principe de Czege (on ne doit pas jouer son personnage et l'adversité en même temps) ? Je n'ai pas les réponses pour l'instant.
La geste de Frère Auguste :
Ma geste commence dans la forêt d'Aquitaine.
Je suis un moine pélerin en route vers St Jacques de Compostelle. J'avais trouvé un compagnon de route mais il a été tué lors d'une attaque de bandits de grands chemin. Sa tête a roulé à mes pieds, je me suis enfui en gardant sa tête comme la relique d'un martyre de Compostelle. J'ai rejoint d'autres pélerins. Ils m'ont humilié et frappé comme passage rituel pour intégrer leur communauté. j'ai décidé de me venger d'eux en devenant leur maître spirituel quitte à les conduire à leur perte. Je les ai persuadé que je serais leur guide contre la corruption. Mon visage tuméfié, mon discours illuminé, la tête de martyre que je brandis, les a convaincus de se ranger sous ma croix. Je les ai fait quitter la route pour éviter les bandits, nous nous sommes enfoncés dans la forêt. Nous avons trouvé une chapelle abandonnée. J'ai ouvert le tombeau d'un saint et j'ai touché son corps resté intact. L'âme du saint a alors pris possession de moi et j'ai su que je pourrais accomplir des miracles. Ivre de puissance, brandissant la tête du martyre, j'ai mené mes frères pélerins à l'assaut du camp des brigands. Les brigands ont massacré tous mes frères et m'ont fait prisonnier. J'ai été enfermé avec trois autres personnes. Line est une Corax, une femme en osmose avec les corbeaux. Le Docteur Aloysus, un savant fasciné par la corruption. Othello, un pauvre veuf en conflit avec ses désirs les plus noirs. [J'ai créé ces PJ que j'ai joué un temps avant que Géraldine rejoigne la geste. J'ai donc contrôlé quatre PJ pendant quelques temps]. Line nous a fait évader par je ne sais quel moyen. Lors de notre fuite, je remaque que Docteur Aloysus fait un détour dans une roulotte de brigands ou ils ont entreposé des livres maudits. Je le rattrappe et l'admoneste. Hormis la Bible, les livres sont mensongers et démoniaques. Je mets le feu à la roulotte et rattrappe mes compagnons, ivre de cet autodafé.
Nous arrivons à Rift, l'ancienne Bordeaux. La Gironde est un large fleuve chargé d'embarcations. La ville n'est que deux falaises creusées de maisons troglodytes penchées sur le fleuve. Nous demandons asile à l'Abbaye des Ursulines, qui accueille les pélerins. J'y rerouve Janice, j'ai été mariée par le passé avec elle, la mémoire me revient à présent. La guerre nous avait séparé et tous les deux nous étions rentré dans les ordres, de chagrin. Mon coeur bat la chamade, je la croyais morte et je la retrouve encore plus belle qu'avant. L'austérité et la tristesse l'ont rendu plus désirable que jamais. Je suis partagé car Line, la femme corbeau, me fascine également. Je crois que Line est une sainte.
Mais Othello, pauvre brebis égarée, remarque aussi Soeur Janice. Il vient la visiter dans sa cellule la nuit tombée. Il lui demande de lui accorder la rédemption, puis lui avoue son désir pour elle. Elle le repousse alors comme il ne peut lui faire l'amour il lui enfonce un couteau dans le ventre. Puis il l'enterre dans le jardin de l'Abbaye et s'enfuit.
Je cherche Soeur Janice et ne la trouve pas. Je comprends qu'il est arrivé quelque chose de grave. Je demande à Line de m'aider à la chercher. Nous découvrons un tas de terre retournée dans le jardin. Nous creuson et découvrons le corps ensanglanté de Janice. Son visage que le sang a déjà quitté est troublant de sérénité.
Je prends la main de Line pour appeler sa sainteté au secours. J'appuie ma main sur le front de Janice et la rappelle d'entre les morts. Un autre pélerin qui ne trouvait pas le sommeil nous a vus : il s'agit de Georges [le PJ de Géraldine, qui vient d'entrer dans la geste]. Je ne veux pas que les Ursulines apprennnent mon miracle. J'ai peur du bûcher et j'ai peur de perdre Janice à nouveau. Je convincs George que je suis un saint. N'ai-je pas fait ce que le Christ fit pour Lazare ? Si Georges le veut, je le guiderai vers Compostelle. Il accepte de devenir notre complice et fuit avec Line et moi. Nous volons une barque et partons sur la Gironde, quittant la ville de Rift et ses deux falaises illuminées de la fiévreuse activité humaine.
Au petit matin, alors que Georges tient la barre, nous entrons dans la partie la plus vaste de l'estuaire. Le brouillard bouche toute visibilité. Soudain, une galère de pirates apparaît devant nous. Déjà plusieurs sautent dans la barque. Georges en pousse un dans l'eau avec sa sagaie. Il ne remonte pas. Je dis à Georges de cesser cette violence. Je parle aux pirates et leur révèle que je suis l'envoyé du Christ et qu'ils seront mon vaisseau sacré pour Compostelle. Les pirates se rallient à ma croix et nous montons à bord de leur galère. Le capitaine pirate est un bonhomme hideux, sa barbe n'est que varech. Il m'insulte et blasphème, agite son bras crochu. Je lui demande de céder ses pouvoirs de capitaine à Georges. Le pirate refuse et sort un pistolet. "Pauvre fou, cette arme est démoniaque, tu blasphèmes". J'allume mon briquet en amadou et je le pose contre le canon de son pistolet. Le pistolet se couvre d'un feu sacré, le feu se communique au pirate. Il meurt en hurlant et se jette à l'eau. L'eau est hanté par les noyés qui se repaissent aussitôt de son corps.
Nous cabotons le long des côtes atlantiques. Je confectionne une robe blanche dans une voile de marine et j'allume des bougies sur le pont. Je demande à Georges, le nouveau capitaine, de me marier avec Janice. Nous quittons les ordres de fait mais une grande destinée d'amour et de foi nous attend. Avec Janice nous nous enfermons dans notre cabine et célébrons notre nuit de noces au rythme du roulis de l'océan.
Au matin, je suis reveillé par les rumeurs de la ville et par des odeurs du sud. Nous sommes déjà arrivé à Compostelle. Je comprends que les choses ne sont pas normales. A mes côtés, Janice est troublante de beauté mais commence à pourir. Elle réenfile sa robe de mariée à la hâte. Je monte sur le pont et vois qu'une Inquisitrice inspecte les navires un par un !
Je descends aux bancs des galériens et je découvre que des cadavres de noyés, immondes, boursouflés, ont ramé toute la nuit. Les pirates se sont réveillés à leurs côté et poussent des hurlements de terreur. Je les calme par quelques prières et leur ordonne de jeter les noyés à la mer.
Je retourne dans ma cabine et j'impose les mains sur Janice pour régénérer son corps. Par la grâce de Dieu, cela fonctionne mais la pourriture gagne mes mains. Je les enfouis sous ma chasuble.
L'Inquisitrice monte à bord et s'entretient avec Georges le capitaine. Georges vient me voir avec elle. Il me semble qu'il l'a séduit par quelque démoniaque magie. L'Inquisitrice ne me fait aucun reproche mais Georges annonce qu'il ne veut plus subir mon influence et que nos chemins se séparent.
Si près du but ! Je ne supporte pas cette humiliation supplémentaire, je ne supporte pas la trahison de Georges.
Accompagné de Janice et de Line, je prends en filature Georges et l'Inquisitrice à travers la ville cosmopolite de Compostelle, encombrée de pélerins à l'allure misérable et déchue. Ils dépassent la file d'attente des pélerins et pénètrent dans la majestueuse basilique de Compostelle érigée sur une pointe face à l'Océan. C'est un grand édifice de pierre, de vitraux, de coquillage, au toit fait de la charpente d'un bateau. La lumière coule dans ce lieu saint comme un baume. L'inquisitrice et Georges traversent la basilique et atteignent l'autel et l'évêque qui bénit les miséreux et guérit les impotents.
Je me rue vers Georges armé d'un couteau, je hurle ma déception en pleurant. Georges et moi échangeons des injures, évoquant les pactes passés, chacun trahi, chacun révélé aux oreilles des pélerins qui s'exclament de consternation.
La lumière des vitraux se pose sur Soeur Janice et dévoile sa pourriture. Elle pousse un seul cri et se décompose en un instant. Line sent que les choses se gâtent et m'abandonne.
Je lâche mon couteau. Georges et l'Inquisitrice me pardonnent. L'éveque les marie et me bénit. Il guérit mes mains.
Mais c'est trop tard. J'ai perdu la raison. Je répète sans cesse : "Compostelle... Compostelle... Compostelle...".
La geste de Georges :
Je suis un artisan qui a quitté sa boutique pour traverser la forêt et accomplir le pélérinage de Compostelle. Au terme d'un long et dangereux périple, je suis arrivé à Rift et j'ai trouvé asile chez les Ursulines. La nuit, ne trouvant pas le sommeil, j'arpente le jardin. Je découvre Line et Auguste qui déterrent le cadavre d'une nonne. Auguste ressuscite Janice. La morte se tourne alors vers moi. Elle me dit qu'elle aime Auguste mais que sa nature de morte la pousse à se vouer au mal. Elle tente de me posséder. Je porte sur moi une fiole contenant la sève d'un arbre qui a poussé sur une tombe, il me protège des morts et la tentative de possession échoue.
Je m'apprête à tout raconter aux Ursulines mais Auguste me dit de ne rien à faire. Son charisme me fascine. Il doit être un saint. J'accepte de tout lâcher pour le suivre sur la Gironde avec Line et Janice. Janice me dit qu'Othello l'a tué par concupiscence mais je ne le révèle pas à Auguste, ne sachant pas comment me servir de cette information. Je sais juste que désormais je peux parler aux morts en pensée et ça me fait peur et me fascine à la fois.
Quand les pirates sautent sur notre barque, j'entre en communication avec les cadavres des noyés qui sont au fond de l'eau. ils sont en colère contre les pirates qui les ont tué. Je leur offre un pirate en échange de leur protection.
Les choses s'arrangent pour moi, et grâce à Auguste je deviens même capitaine du bateau. Après quelques jours passé à me former, je mène les pirates vers une crique au nord des Pyrénnées. je ne veux pas qu'ils se nourissent en attaquant les autres bateaux qui cabotent, alors je les mène à la chasse. Dans la forêt, les morts me révèlent l'emplacement d'un cimetière de cervidés et nous pouvons nous repaître de deux carcasses de cerfs. Ils étaient peut-être un peu avancés car un pirate décédera de dysenterie.
Je pense que cette traversée de l'océan vers Compostelle ne devrait pas s'attarder. Alors je prie les noyés de m'aider à aller plus vite. La nuit quand les pirates dorment, ils montent dans la galère et rament à leur place. Au petit matin, nous sommes arrivés à la ville sainte.
Une Inquisitrice monte à bord mais Auguste a déjà escamoté les morts-vivants. Je séduis l'Inquisitrice et nous faisons l'amour dans le bateau. Ensuite je me sépare d'Auguste, je n'ai plus besoin de lui.
L'Inquisitrice me mène à la basilique. Auguste fait un scandale mais ça ne sert qu'à me faire passer pour un saint aux yeux des pélerins. Je me marie avec l'Inquisitrice et dans ma clémence je pardonne à Auguste.