Hello Mika,
Je suis d'accord pour dire que le temps peut aider à s'attacher davantage à son personnage, bien que j'ai joué des parties dans lesquelles j'ai développé de forts liens avec mon personnage. Je pense qu'il s'agit d'une question qualitative, plutôt que quantitative à la base, d'un effet qui peut être simplement stimulé par la durée.
Dans les médiums narratifs : cinéma, littérature etc. on arrive à faire attacher rapidement les spectateurs au protagoniste. Le protagoniste, étymologiquement, est le personnage dont le combat est le principal pour l'histoire. Selon certains dramaturges, il est question de souffrance : celui qui souffre le plus est celui auquel le spectateur s'attache le plus. En effet, il est avéré que dans un divorce, les enfants prennent toujours le parti du parent qui souffre le plus, c'est le mécanisme de compassion.
Mais lui faire prendre une balle dans la jambe, est-ce un moyen de renforcer l'empathie d'un joueur pour son personnage ?
Vincent Baker, le créateur de Dogs in the vineyard dit que le suspens ne nait pas du fait qu'on ne sait pas si un personnage va parvenir à faire ce qu'il voulait, mais qu'on ne sait pas ce que ça va lui coûter.
Un happy end signifie que le sacrifice était à la hauteur.
Selon les styles de jeu, on peut dire que chaque PJ est le protagoniste de son joueur. Pour renforcer le lien entre les deux, il faut soumettre le personnage (et le joueur par conséquent) à des épreuves, de préférences qualitatives, c'est à dire qui portent sur des choses qui ne peuvent pas laisser le joueur indifférent : perdre des points de vie, c'est banal, c'est remplaçable. Perdre des choses plus précieuses, comme des gens qu'on aime, ou des valeurs, des croyances, là c'est fort et irremplaçable.
Après, c'est aussi une question de sensibilité, c'est sûr que perdre son barbare niveau 35, ça fait mal, mais un barbare niveau 2, on s'en fout. Alors qu'un personnage qui n'a joué qu'un one shot peut tisser des liens avec les joueurs et le MJ, rien qu'en luttant pour sauver ce qui lui est cher.
***
C'est dit, je passe au point suivant :
Je vois deux moyens pour créer des campagnes offrant une grande liberté :
- Le premier, c'est d'offrir une grande liberté dans une succession d'épisodes balisés : dans Dogs in the vineyard, les PJ voyagent de village en village. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent dans chaque village, mais ils y restent généralement le temps d'une partie. C'est ce que je vais faire pour Gloria. Tous les épisodes d'une saison, comme dans un série, traitent du même objectif, dont le sort sera scellé dans le dernier épisode. Dans chaque épisode la liberté est grande, mais dans un espace circonscrit. Il faut que le rôle des PJ les focalisent sur le lieu donné, par exemple, dans Dogs, chaque ville où sont assignés les PJ doivent être lavés de leurs péchés. Une ville dont la situation dégénère est sous la responsabilité des PJ auxquels elle a été assignée. Pareil, dans Gloria, les héros sont missionnés par leur déesse.
- Le deuxième moyen, c'est de bâtir la progression de l'histoire en fonction des choix des joueurs à chaque partie (tout en ayant une direction générale). C'est ce que je travaille pour Démiurges : créer au pied levé l'univers et les PNJ peut-être compliqué sur la durée, donc je propose aux joueurs de choisir leurs objectifs, et je crée des rencontres potentiellement intéressantes pour eux, riches en désaccords et conflits de toutes sortes, entre les parties. Et surtout, je tisse des liens entre les PJ et les PNJ : machin est ami avec bidule qui a quelque chose que veut un PJ, mais machin est le frère d'un autre PJ... Je peux construire des intrigues courtes pour certains PJ, ou PNJ importants, et les imbriquer dans d'autres intrigues, simplement par conflits d'intérêts : perso A veut obtenir quelque chose, mais perso B ne veut pas, ou le veut pour lui.
Il faut toujours garder à l'esprit qu'une chose n'existera dans l'espace imaginé et partagé (c'est à dire : la fiction construite par les joueurs et le MJ) que si quelqu'un en parle. Donc les secrets créés à l'avance, c'est risquer qu'ils n'existent pas durant la partie, si les joueurs passent à côté ou s'en foutent. Là aussi, il y a deux solutions pour éviter ça :
- les techniques de duperie du MJ, consistant à manipuler les joueurs pour obtenir d'eux ce qu'il veut, ou à fermer toutes les autres portes pour qu'ils fassent ce que LUI a prévu tout seul avant la partie sans que les joueurs ne s'en rendent compte. J'ai abandonné cette technique, qui, quand un joueur la soupçonne, fout en l'air son immersion. Et ce, depuis que j'ai découvert l'autre :
- ne jamais créer quelque chose qui dépende des actes des PJ ; dire qu'un indice est caché derrière un piano droit dans le salon des Van Houten, ou ne serait-ce que décider que les PJ doivent se rendre dans la fameuse maison des Van Houten ; Décider qu'un coffre est inviolable et qu'il faut utiliser des techniques de serrurerie pour obtenir l'indice qui s'y trouve... tout ça c'est casse-gueule. Plutôt que de dire : "dans le coffre de la chambre du manoir de Saint Malo se trouve l'indice qui inculpe Selma", il vaut mieux dire : "un indice inculpe Selma". Et le donner aux joueurs pour faire avancer l'histoire, dès que c'est cohérent avec la situation jouée.
Le révéler rapidement et planter une situation qui demande aux joueurs des choix importants, c'est à dire qu'ils auront des répercussions importantes sur le reste de l'histoire, c'est éviter de les préparer pour rien. Si plusieurs personnages ont des objectifs imbriqués les uns dans les autres, c'est facile de tenir une séance de 5 heures. Puis il suffit d'agrémenter, de créer de nouveaux personnages liés aux autres et ainsi de suite. Pour les fins d'épisodes, rien de tel qu'un bon cliffhanger : un moment où la tension est au maximum, arrêter la partie et donner rendez-vous pour la fois prochaine, ou dans un moment de résolution : fin d'un conflit, par exemple.
Et la campagne peut se dénouer quand les enjeux sont résolus, ou qu'on est revenus à une situation stable (en opposition avec une situation dynamique : une situation où les joueurs sont confrontés à des problèmes ou conflits d'intérêts).
***
Par habitude, on tend à toujours construire les scénarios de jeu de rôle autour d'une intrigue (au sens de complot) qui porte sur des évènements qui se sont déroulés avant l'histoire. Ce n'est pas le cas de beaucoup de films et de bouquins, où les personnages ne font que réagir et essayer eux-mêmes de tirer parti, ou d'échapper au mieux aux situations qu'ils rencontrent, ou qu'ils ont provoquées. Non, au lieu de ça, il y a toujours des types, qui montent un complot plus ou moins machiavélique, et on découvre leur plan petit à petit. Et si ce n'est pas un complot, c'est de l'action, de l'action et de l'action, avec quand même un complot derrière tout ça.
La preuve, dans le lien que tu fournis :
- enquête policière ;
- exploration d'un lieu : antre d'un personnage, caverne, « donjon », porte-monstre-trésor… (dont l'hôte a un plan machiavélique)
- quête (pour déjouer le plan de l'antagoniste) ;
- escorte, protection d'un personnage, d'un bien, gardiennage, exfiltration, sauvetage (contre les manigances d'un antagoniste) ;
- infiltration : espionnage, cambriolage (pour déjouer les plans d'un antagoniste) ;
- complot (assassinat, campagne de discrédit) à monter ou à déjouer (sans commentaire) ;
- survivre : atteindre un endroit sauf, résister aux assauts, chasse à l'homme (en déjouant les pièges des antagonistes) ;
- épique : Bataille, siège, confrontation contre des adversaires puissants (qui ont un plan machiavélique) ;
Je pense que c'est le fait qu'il y ait le mot "jeu" dans "jeu de rôle" qui fait qu'on confond son principe avec le Cluedo. Mais quand est-ce que les PJ choisissent leurs propres luttes, leurs propres objectifs à atteindre ? Au mieux, il s'agit de parenthèses où les autres joueurs vont se boire un soda...
Il existe d'autres manières d'appréhender les parties de JDR : dans Zombie Cinema, les éventuelles intrigues ne sont pas du tout le cœur du jeu ; dans Prosopopée, il y a bien une quête, mais pas d'intrigues ; dans Psychodrame, pas d'intrigues ; dans Démiurges, il n'y a pas que ça ; dans Dogs, il n 'y a pas forcément d'intrigues ; dans Vampires, le jeu Indie, ce sont les joueurs qui complotent ; dans Polaris, il n'y a pas forcément d'intrigues... Dans ces jeux, on explore les situations au présent, et le poids des actes. Pas forcément des évènements passés et des ennemis à abattre.
C'est possible si on crée des situations qui posent des choix qui n'ont pas forcément de solution meilleure que les autres, qui créent des conséquences entraînant de nouvelles situations dans lesquelles on pourra encore surenchérir sur l'adversité et les conflits...
Mais pour ça, il vaut mieux laisser tomber les systèmes de jeu qui ne se préoccupent que de simuler le monde, et utiliser des systèmes qui se préoccupent des articulations narratives et du partage de la narration : ça dynamise l'histoire.
Des jeux comme Polaris chivalric tragedy at the utmost north (un jeu indie aussi) se jouent sur plusieurs séances (5 ou 6, donc il s'agit de campagnes), mais l'histoire se crée entièrement au pied levé (en impro, quoi) et les parties sont extraordinaires.
Pourquoi j'aborde tout ça ? Parce qu'offrir de la liberté aux joueurs, c'est les laisser conduire l'histoire (au moins partiellement : on peut prévoir le début, certains jeux prévoient la fin, à la façon d'une tragédie, mais en laissant les joueurs décider du pourquoi et du comment). Et les laisser conduire l'histoire, c'est mettre leurs choix au centre de l'histoire : c'est faire en sorte que ce soient les actes de leurs PJ qui créent l'histoire. Dans Innommable, il y a une intrigue, mais c'est sur elle que se font les décisions des joueurs qui font que plusieurs parties avec la même "situation mystérieuse" (le nom des sortes de scénars ouverts que proposent de créer le jeu), mais des joueurs différents donnent des histoires très différentes.