Depuis un moment déjà, cet embryon de théorie me taraudait, mais j'avais un mal fou à mettre des mots dessus.
Il s'agissait d'un rapport aux éléments fictionnels qui me paraissait fondamentalement différent entre une partie de Prosopopée et une partie de Cthulhu (si tant est que ça puisse désigner quelque chose d'homogène)...
Voici un exemple de ce dont je veux parler :
Asynchronisation, partie de Prosopopée a écrit :Frédéric : « Celui qui donne des réponses met pied à terre… »
Romaric : « Vous ne devriez pas. »
Frédéric : « Vous savez, je ne peux être affecté par les choses, tout comme vous. Je cherche simplement les réponses qui ne me viennent pas spontanément. » Celui qui donne des réponses continue, s’aventure dans le village, il ouvre la porte d’une maison…
Remarquez que dans cet exemple, j'entreprends une action et je vais jusqu'à son achèvement et je vais même jusqu'à pouvoir décrire les conséquences de cette action. On est donc très loin de l'idée que le MJ narre tous les résultats et conséquences des actes des PJ.
Je pense que cela a un rapport direct sur l'impression de tangibilité des éléments composant l'espace imaginé et partagé (EIP = l'ensemble de ce qui compose la fiction, pas dans la tête des joueurs, mais telle qu'elle est exprimée au cours d'une partie).
Ces observations m'amèneront à développer quelques points supplémentaires.
Rapport de partie
Et puis on a joué l'initiation de Gaël à la maîtrise fondée sur l'impro.
C'est après cette partie que Gaël et moi avons discuté de ce point de théorie jusqu'à une heure plus que tardive...
L'expérimentation de trois parties jouées les unes après les autres m'a fait saisir plus précisément ce concept que je n'arrivais pas à cerner.
Partie 1
Contraintes :
- Aucune préparation
- Le MJ doit définir dans quel type d'univers on joue
- Il choisit qui sont les PJ
- Il dresse une situation initiale
- Pour résoudre les conflits, on lance 1d6, pair = succès, impair = échec
Nous sommes le capitaine et le machiniste d'un vaisseau.
L'ordinateur de bord signale un problème sur la cinquième aile arrière gauche.
Nous nous y rendons.
Gaël nous pose des obstacles : la porte qui mène au sas de sortie proche de la cinquième aile est bloquée. Nos codes ne fonctionnent pas.
Magali demande : n'y a-t-il pas un système manuel en cas de panne ? (Elle demande au MJ, elle ne décide pas qu'il y en a un, elle attend qu'il confirme ou infirme).
Gaël décide qu'il y a bien un système manuel de secours, je ne sais plus s'il s'agissait d'un levier ou d'une roue...
Nous avançons dans un couloir puis arrivons au sas où nous enfilons nos combinaisons spatiales sur ma suggestion.
Puis nous sortons sur l'aile et là...
Gaël nous raconte qu'on voit des singes dévorer le métal... surprise de taille, des singes dans l'espace, ok... le canon de la partie se précise.
Avec Magali on tergiverse un peu, on va aller chercher des armes dans le vaisseau... et puis zut, je m'avance vers eux et je leur donne des coups de pied pour les faire partir.
Je lance le dé, réussite.
Gaël décide que les singes décampent, mais vont attaquer d'autres parties de la carrosserie du vaisseau ! (remarquez que si j'avais annoncé que mon intention était de faire fuir ces singes pour de bon, Gaël n'aurait pas pu juger que mon idée n'était pas suffisamment bonne, ou bien trouver une échappatoire pour éviter que la situation ne soit désamorcée trop facilement... Malgré l'aléatoire du système de résolution, le MJ Gaël est le maître du jeu. Il nous emmène là où il veut qu'on aille. Mais il fait selon nos propositions, de toutes façons, il est en impro totale...)
Force est de constater que l'EIP qui s'est grandement coloré avec l'apparition des singes de l'espace bouffeurs de métal, avait une consistance assez faible. Nous savions qu'il improvisait. Le contrat était : "acceptez ce que je (le MJ) dis comme existant, réagissez à mes propositions et voyons où ça nous mène".
2e partie
Les contraintes :
- Préparation :
- Les joueurs choisissent l'univers
- Le MJ crée une situation initiale avec un dilemme potentiel
- Les joueurs créent leurs persos, système : The Pool
Situation problématique : le roi Arthur est au front contre les barbares. Il a besoin de tous ses chevaliers, mais l'assassin de ma bien aimée et la bien aimée de mon comparse se trouvent dans une ville non loin d'ici, l'assassin attaque la ville en question.
Nous avons décidé en premier lieu de nous rendre à la ville plutôt qu'au front, mais rattrapés par l'intendant, je perds le conflit et me résout à aller au front.
Mon comparse me laisse un mot pour qu'on se retrouve non loin de la ville, mais je décide que je ne peux mettre davantage mon honneur en péril.
Gaël se basait sur ses rudiments de connaissances historiques pour rendre ça un minimum crédible, mais le fait de ne pas être très à l'aise avec cet univers créait des variations fortes de crédibilité. En revanche, le peu de préparation précédant cette partie amenait une teneur que la partie précédente ne possédait pas : les choses qui peuvent se passer nous amèneront forcément quelque part et nous permettront d'explorer une prémisse : quand les histoires personnelles nous détournent-elles légitimement de notre devoir ? (ou un truc dans le genre). Bref on n'a plus l'impression que ce qu'on joue est futile.
3e partie
Contraintes :
- Préparation de la partie :
- Le MJ choisit le contexte
- Il écrit un scénario en trois actes avec coup de théâtre final planté dans une des scènes précédentes
- Il crée le PJ (j'étais le seul joueur à ce moment-là)
- système : The Pool
Contexte : notre monde, aux états unis, un homme d'affaire a une vie riche en responsabilités. Il est très amoureux de sa femme, il souhaite l'épouser bientôt.
Situation plantée par Gaël : un soir, en rentrant tard, l'homme d'affaire découvre que sa femme n'est pas dans leur appartement.
Je cherche des traces d'effraction et j'en trouve sans trop de difficulté. Puis le téléphone sonne, ce sont les ravisseurs qui me demandent une somme d'argent astronomique (mais que je possède) pour me rendre ma femme.
J'essaye (oui, hormis quand je gagnais un conflit, Gaël entreprenait de gérer toutes les issues et toutes les conséquences de mes propositions) de me rendre à la police, mais je suis suivi dans la rue. Les gars me rattrapent et me tabassent alors que j'essaye de les semer (j'ai perdu le conflit).
Puis, une scène que j'ai quasiment imposé : l'homme d'affaire prend un whisky, de la fenêtre de son salon, on voit les immeubles de New York...
J'appelle ma banque, un collègue y travaille (là c'est moi qui ai décidé ça, en demandant la permission après coup au MJ ^^) je lui demande de prévenir les flics.
Puis je vais retirer l'argent, (ça va dans le sens du scénario, donc Gaël n'oppose aucune résistance) je suis toujours suivi, mais ils me laissent tranquille, puisque je fais ce qu'ils veulent.
Je me rends au lieu du rendez-vous.
Les ravisseurs sont armés, bien entendu, mais alors que je pose la mallette au sol, les flics débarquent et une fusillade a lieu (Gaël a réincorporé efficacement une de mes propositions précédentes : le fait d'avoir fait prévenir les flics).
Je profite de la fusillade pour désarmer le chef et le menacer. Échec du conflit (décidément) il me regarde dans les yeux, me disant que je n'aurais pas le cran de tirer et me désarme et s'enfuie dans une fourgonnette.
Mais les flics tirent dans les pneus (flics violents !) et la fourgonnette se renverse. Là, le preneur d'otage sort avec ma femme et la menace avec un couteau.
Je fais le tour d'un entrepôt, ramassant une barre de fer au passage (on est sur les docks, j'ai proposé ça, Gaël n'y a pas vu d'inconvénients).
Mais arrivant derrière le ravisseur, j'entends ma femme qui semble être de connivence. Je laisse tomber la barre de fer, ils m'aperçoivent, elle se confond en explications, mais je m'en vais.
Ici, j'ai volontairement mis l'accent sur le jeu un peu informel de qui a le dernier mot sur quoi. On se rend compte que tant que je ne risque pas de bouleverser son scénario, je peux proposer, voire exiger des choses sans problème. En revanche, tacitement, tout ce qui touche au scénario doit être validé ou invalidé par le MJ.
Je pense que ça génère une plus grande résistance de l'exploration aux choix du joueur.
Théorie : La consistance des éléments de l'EIP
Dans ces trois parties, j'ai expérimenté trois niveaux de "consistance" différents.
La première était très souple, du moins pour le MJ, mais cela a out de même une influence sur la façon dont les joueurs appréhendent l'EIP.
La dernière était très rigide (il n'y a pas de jugement de valeur dans l'emploi de ce terme, vous le verrez plus loin), car la moindre proposition du joueur ne pouvait se faire que si elle était soumise au jugement du MJ.
Prosopopée quant à lui est d'une souplesse extrême pour les joueurs. Examinons tout ça :
Malléabilité/Rigidité
- On dit d'un élément de l'EIP qu'il est malléable quand il oppose potentiellement une faible résistance aux transformations opérées par le joueur
- On dit d'un élément de l'EIP qu'il est rigide quand il oppose potentiellement une forte résistance aux transformations opérées par le joueur
La résistance, c'est la tendance du système (au sens forgien : la façon dont on se met d'accord pour prendre des décisions pour faire avancer la partie) à rendre la modification des choses et des faits incertaine.
Trois facteurs entrent en compte :
- 1. Le partage de la responsabilité sur ces modifications (qui narre le résultat de l'action ou la possibilité que ça se réalise, par exemple...)
2. les mécanismes de résolution (quand lance-t-on les dés, qui décide, comment augmente-t-on les chances de succès etc.)
3. L'influence du canon (j'explique ça plus loin)
Le partage d'autorité et les mécanismes de résolution :
On peut imaginer l'axe suivant :
Malléabilité (M) <----------------------> Rigidité (R)
Voici une déclinaison d'exemples qui vont de M vers R à partir d'une proposition :
Élément de l'EIP : "Ennemi (ou menace) orc".
- 1. Joueur A : "Je donne un coup d'épée pour tuer l'orc, mon épée perfore ses entrailles, il tombe raide mort".
2. Joueur A : "Je donne un coup d'épée pour tuer l'orc..." (Lancer de dés : réussite) ; Joueur A : "mon épée perfore ses entrailles, il tombe raide mort".
3. Joueur A : "Je donne un coup d'épée pour tuer l'orc..." (Lancer de dés : réussite) ; Joueur B (MJ ?) : "Ton épée perfore ses entrailles, il tombe raide mort'.
4. Joueur A : "Je donne un coup d'épée pour tuer l'orc..." ; Joueur B (MJ ?) : "Ton épée perfore ses entrailles, il tombe raide mort".
L'idée que la résistance est plus grande si le MJ ou un autre joueur décide arbitrairement du résultat comme au point 4 est discutable, mais pour le moment, elle me plaît (en tout cas, il me semble que son biais est qu'elle dépend de la connivence et de l'influence qu'ont socialement les joueurs les uns sur les autres. Un MJ influençable rendra peut être ce type d'interactions très malléables, mais souvent dans mon expérience, c'est plutôt l'incertitude la plus totale quant à l'issue de mon action...).
L'influence du canon :
Imaginons que nous jouons à un JDR où l'on incarne des samurais.
Le code des samurais stipule qu'un samurai ne doit jamais frapper un adversaire dans le dos... Voici plusieurs manières de jouer une telle règle de conduite (dans mon idée, le groupe s'accorde, même tacitement, sur la manière de gérer cette règle, autrement, il s'agirait d'une autre question dont je ne veux pas discuter ici) :
- 1. Les samurais ne devraient pas le faire par ce que c'est écrit dans le code, mais c'est bien commode de frapper dans le dos, on n'est pas suicidaires non plus. Les règles sont faites pour être brisées, chacun est libre d'agir comme il l'entend après tout.
2. Les samurais ne doivent pas le faire, mais ça dépend de leur propre déontologie, après tout, pas vu pas pris. Ils devront cependant assumer les conséquences de leurs actes.
3. Les samurais ne doivent pas le faire, les conséquences seront terribles pour celui qui est coupable d'un tel comportement (proposition dissuasive cf. le sixième message de cette page).
4. Les samurais ne le font pas. (Un samurai qui frappe quelqu'un dans le dos n'existe pas dans ce monde).
Les espaces de créativité
Le système d'un JDR amenant le joueur à faire des choix, ceux-ci sont fortement conditionnés par la consistance des espaces de créativité proposés par le jeu :
Des JDR comme Zombie Cinema ou Prosopopée offrent des espaces de créativité rendant la plupart des éléments de l'EIP extrêmement malléables (Les choses soumises au système de résolution acquièrent de la rigidité).
Des JDR historiques comme Pavillon Noir, L5A ou Pendragon peuvent être joués de plusieurs manières, mais leurs espaces de créativité tendent à rendre les éléments de l'EIP très rigides (car le canon est lui-même extrêmement rigide).
Avantages et inconvénients :
La malléabilité :
+ offre de la liberté, de la créativité, une emprise sur l'EIP, ce qui peut suffire pour donner au joueur de l'intérêt pour le jeu
- rend la fiction souple, voire flottante, elle peut être presque intangible, les choses peuvent changer facilement, on les "éprouve" moins, on s'éloigne de l'impression que nous donne le réel que chaque chose offre une résistance (un œuf peut être difficile à casser si on exerce une force dans le sens de la longueur).
La rigidité :
+ donne du "corps" à la fiction, tend à amener le joueur à éprouver davantage les choses sur lesquelles il souhaite produire un changement
- cela diminue la liberté des joueurs, attention à ce que le cadre ne devienne pas une cellule de prison
La synesthésie
Rien à voir avec la synesthésie, voyons !
La préparation des parties
Je pense que toute préparation précédant une partie de JDR amène de la rigidité à l'exploration des éléments de l'EIP qu'elle définit.
Je pense également que les éléments de l'EIP qui préexistent gagnent énormément de "corps" : le joueur qui sait que le MJ improvise les indices d'une enquête se positionnera différemment de celui qui sait ou croit que ces indices sont préparés à l'avance : ce dernier attend d'une préparation de la part du MJ (ou d'un auteur) une cohérence plus importante et un effet de vertige dû à la découverte de cette cohérence par effet de dézoom : il découvre un ensemble de faits ou d'évènements épars qui finissent par se relier et dévoiler une architecture insoupçonnée (une machination, un complot, une intrigue, un plan machiavélique, une révélation, une découverte mettant en péril nos croyances etc.)
Cela ne fonctionne que quand le talent du MJ (de l'auteur du scénario en fait) correspond au niveau d'exigences du joueur.
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D'un point de vue purement prescriptif, je pense que tout bon jeu doit présenter une part de rigidité et de malléabilité. Dans Prosopopée, la rigidité est induite par le canon et les mécaniques autour des problèmes.
Dans les jeux à magie "ouvert" (sans liste de sorts), la malléabilité réside souvent dans le fait de pouvoir inventer ses pouvoirs.
Histoires de poche souffre selon moi d'une absence trop grande de rigidité, car aucune mécanique et aucune préparation ne soutiennent l'exploration. Résultat, malgré la résistance induite par le système de conflit, les histoires produites semblent futiles, superficielles, sans teneur. J'avais ce problème lors de mes premières versions de Psychodrame, il m'a fallu amener une préparation des personnages qui compense l'absence de scénario pré-écrit et j'ai fait en sorte que le système du jeu exploite à fond l'interprétation des joueurs et la justification a posteriori. Désormais, le problème est résolu.
Certaines parties de JDR historiques souffrent à mon expérience d'une absence trop grande de malléabilité. Tout ce qu'il est possible de faire est codifié, on ne peut pas faire un pet de travers sans finir en taule, sans subir le courroux des dieux...
Cette théorie n'est pas figée, discutons-en pour l'affiner !