Comme tu as toi-même fait la remarque, à ta table, nous avons eu des coups de mou.
Certes, Gaël et moi étions fatigués (initiation MJ qui s'est transformé en discussions nocturnes interminables...) mais sur certaines scènes, on était plutôt frais et actifs, la fatigue semblait s'effacer, et sur d'autres moins.
Mais je voudrais distinguer une chose importante :
Les phases d'interrogatoires étaient extrêmement contemplatives : nous n'avions ni enjeux, ni objectifs ni rien d'autre à faire. Nous endossions, comme dans la scène du repas chez notre ami d'enfance, nous endossions le costume de nos personnages et le faisions avec plaisir.
Voici les choses qui m'ont intéressées dans ces scènes et qui me les ont faites apprécier malgré l'absence de stimulus dramaturgiques :
- En premier lieu, la situation était très évocatrice du point de vue de ce qui nous attendait. J'étais content de me retrouver dans un lieu qui mettait en scène des ambiances de fiction (là je parle de la scène de repas). Comme cela se passe dans notre monde contemporain, j'ai eu tout le loisir de faire des propositions d'interprétation de mon personnage, ou d'actions qui enrichissaient la fiction, la coloraient.
Dans le repas, par exemple, j'avais noté sur la jauge le trait "bon vivant". Analyse de la relation que j'ai eu avec mon PJ :- Je veux/Mon perso veut : je veux justifier le trait de mon perso/il veut passer un bon moment avec ses amis
- Je sais/mon perso sait : je sais que ça ne va pas durer, qu'un truc va nous tomber sur le coin de la tronche/il ne veut pas croire que Stéphane a des problèmes
- Qu'est-ce qui me motive/Qu'est-ce qui le motive : je joue mon PJ, j'essaye de dire des trucs qui plairont aux autres joueurs et au MJ/mon PJ n'a pas vraiment de motivations, hormis mettre une bonne ambiance dans la soirée.
- Je ressens/mon perso ressent : je ressens un décalage entre la bonne humeur de nos PJ et l'horreur présumée qui nous attend/Il sent bien que Stephane n'est pas dans son état normal, eh, mais on va voir notre groupe préféré en concert demain soir !!!
- Dans les scènes d'interrogatoire, tu as mis en avant les protocoles concernant l'autopsie, les formalités d'interrogatoires elles-mêmes, la nécessité d'enquête suite au suicide etc. Un ensemble de données qui renforçaient la cohérence de notre fiction.
Ces choses apportaient vraiment de l'intérêt. Nous avions une certaine liberté créative qui nous permettait d'explorer déjà les traits que nous avions choisi pour illustrer l'état psychologique de nos PJ en ce début de partie.
Mais...
Force est de constater que nous avons perdu pied.
Voici mon analyse :
D'une certaine façon, si la proposition d'Émotion consistait en quelque chose de contemplatif où "on est là" et on creuse des "états" successifs sans produire d'"actes" au sens dramaturgique (c'est à dire dont la mise en œuvre et les conséquences produisent du sens), il n'y aurait sans doute eu aucun problème, mais à certaines conditions :
Qu'il y ait une compensation créative pour les joueurs.
Jouer nos personnages pour la dimension esthétique et l'enrichissement qu'on leur confère, c'est particulièrement intéressant avec ton jeu, grâce aux jauges : on est toujours intéressés par la justification a posteriori des choix que l'on a fait librement pour indiquer l'état psychologique de notre PJ.
Mais pourrait-on passer une partie entière à ça ?
Il faudrait tester. Mais cela signifie que ce système est suffisamment puissant pour nous intéresser sans rien d'autre et c'est là où ça me paraît devenir périlleux.
Note : j'aime beaucoup le cinema contemplatif. Alors pourquoi est-ce que je suis aussi chiant avec ces parties de JDR sans enjeux dramaturgiques ?
Tout simplement parce que si on soustrait à une partie de JDR ses composantes dramaturgiques, il faut une compensation. On ne peut pas se contenter du "vide", il faut aussi du "plein".
Des films contemplatifs épurés dramaturgiquement compenseront par l'esthétique de l'image, de la temporalité, par la puissance métaphysique de la fiction.
Qu'a-t-on en JDR pour compenser ?
1. La qualité esthétique de la fiction, qui dépend généralement de la qualité des joueurs, voire de la qualité du background du jeu
2. les espaces de créativité (c'est mon parti pris dans Prosopopée)
Il en existe probablement d'autres, mais ce que je constate, c'est qu'on tombe rapidement dans les éléments de motivation extrinsèque (extérieurs au jeu).
Par exemple, pour moi, le plaisir de découvrir les procédures relatives à un suicide éveillait ma curiosité mais l'intérêt que j'en retirais ne se rattachait en rien au jeu ou à la fiction.
Idem, lors du repas, bien que le système du jeu offre une motivation intrinsèque, via la justification de nos choix de termes pour déterminer l'état psychologique de mon PJ (et donc ensuite de justifier ce choix par le roleplay), au bout d'un moment, je pense que poursuivre ce roleplay devient un effort d'un autre ordre, quand on a fait le tour de ce que le terme choisi nous évoquait, on retombe dans la motivation extrinsèque : "je dois faire du roleplay, c'est comme ça qu'on joue".
Le JDR est un médium participatif, la dynamique créative y est centrale.
Nocker :
Sur le versant simulationniste, voici ce que je pense : les principes de la dramaturgie (narratologiques au sens plus large) sont utiles au JDR en tout mode. Ils sont indispensables au narrativisme et peuvent être absents des autres modes moyennant compensation (ici, je n'ai parlé que du simulationnisme à ce sujet).
Mais ils ont tout à fait leur place dans les parties ludistes ou simulationnistes et peuvent permettre de dynamiser et d'accroître la motivation des joueurs.