Tout ce que je vais dire ici est basé sur mon expérience et celle rapportées par d'autres rôlistes de mon entourage.
Tout d'abord je vais définir ce que j'appelle JDR « classique » : j'entend par là une pratique principalement axée sur les jeux du commerce, ne soutenant pas clairement une démarche créative GNS.
Certains groupes parviennent à une cohérence dans leur façon de jouer à partir d'une base lacunaire qui leur permet de développer une vraie démarche créative (cf. les expériences de Marc et de Méta. Je ne parle pas de ceux-là.
J'ai commencé à me détacher psychologiquement et idéologiquement (mais aussi par absence de plaisir) de cette pratique petit à petit depuis que j'ai fait la découverte des jeux suivants : Dogs in the Vineyard, Polaris : Chivalric Tragedy at the Utmost North, Zombie Cinema et In a Wicked Age.
En tant que joueur, ça a été un coup de poing dans la face. Je n'avais jamais autant pris mon pied dans une partie de JDR.
Cela a immédiatement influencé mes créations, j'ai beaucoup tâtonné pour comprendre ce qui faisait le génie de ces jeux.
Pour faire simple : ce sont des jeux qui, en plus de soutenir une démarche créative claire, offrent aux joueurs des espaces de créativité d'une manière stimulante et intelligente.
Comprenez : alors que dans ma pratique classique du JDR, je me contente d'interpréter de façon théâtrale les paroles et expressions de mes personnages et de réagir aux propositions du MJ, tout à coup, j'acquiers la liberté de décrire les résultats des actions, l'issue des conflits, j'ai même le droit de créer des morceaux d'univers !!!
Certains me diront : oui, mais c'est ce qu'on fait toujours. Et là je dis : la grosse différence, c'est que dans les jeux que j'ai cités, les enjeux importants des personnages ont toujours une équivalence ludique pour les joueurs.
Aussi, quelle surprise de voir les formats de ces jeux !
J'en ai un peu marre de me taper des bouquins A4 de 300 pages pour un contenu qui ne m'émeut ni me surprend.
Il y a une réelle réflexion sur la Forge concernant ce que doit contenir un bouquin de JDR. Bien sûr, un format comme celui de Polaris (Indie) (A5, 130 pages environ) propose forcément une expérience de jeu différente d'un Nightprowler ou d'un Orpheus. Mais ce qui me marque en les lisant, c'est qu'ils ne donnent que l'essentiel.
Rares sont les paragraphes dont j'ai l'impression de pouvoir me passer.
Je me suis rapidement rendu compte que les espaces de liberté créative dévolue aux joueurs permettait par une synergie de compenser les backgrounds velus des jeux classiques.
Il y a quelques mois, Romaric et Flavie sont descendus à Poitiers. Je leur ai fait tester un prototype de Prosopopée (pas vraiment au point, mais qui plantait la base de ce que c'est devenu).
Dans cette version, les joueurs, lorsqu'ils remportaient un échange de dés gagnaient ou non le droit de décrire les résultats des conflits et épreuves en s'appropriant des morceaux d'univers.
Par exemple, les gens du temple leur ont donné une charrette qui se trouvait dans un état déplorable.
Romaric a entrepris de la réparer en avançant qu'il était médecin et que visiblement cette charrette souffrait d'une maladie bien précise.
Échec aux dés, c'était au dessus de ses moyens.
Puis plus tard, ils ont découvert un mal mystérieux qui gagnait la population d'un village, ils ont eux-mêmes déterminé via une interprétation libre de leurs caractéristiques science et intuition que la cause venait de la rivière, puis que c'était un poisson un peu particulier qui contaminait les habitants du village...
Le lendemain, on a joué le premier scénario de ma campagne Harry Potter, jouée avec le système Basic de Chaosium.
En tant que MJ, je m'appliquais sur mon roleplay, sur les descriptions, je jouais avec les joueurs sur leur connaissance de l'univers. Mais cette foutue posture d'acteur faisait que les joueurs se sentaient sclérosés : ils réagissaient aux situations que je plantais (ou que je dressais à partir de leurs impulsions), ils décrivaient les actes de leurs persos et interprétaient leurs paroles et leurs attitudes...
Le pire, c'est que l'aboutissement de leurs actions dépendaient majoritairement d'un simple jet de dés.
Rapidement, Romaric et Flavie se sont sentis frustrés, car leur espace de créativité était étriqué en comparaison avec celui qu'ils ont expérimenté la veille.
C'est exactement ce que je ressens quand je joue aux JDR classiques de façon générale : même si le champ des possibles semble immense, rien ne me donne l'impression que mes actes auront un impact sur l'histoire ou sur la fiction...
Quand le grand méchant fait son apparition dans une scène du début de la partie, je sais pertinemment que je ne pourrai pas le vaincre, qu'il faudra que j'attende le moment où le scénar ou le MJ m'offriront cette possibilité.
Alors que l'intérêt d'un JDR, c'est bien, contrairement à un jeu vidéo de pouvoir, par l'articulation narrative de personnes réelles possédant une imagination humaine, générer des potentialités nouvelles et imprévues.
Vous pouvez vous dire : ouais, mais le MJ est pas bon, les joueurs sont nuls, si on veut de la liberté, on peut en produire, peu importe le jeu.
Sauf que les MJ et joueurs doivent développer leurs propres techniques pour pallier aux zones floues de ces jeux et je découvre pas mal de cas où la rencontre de rôlistes expérimentés pose problème pour harmoniser les techniques divergentes auxquelles ils sont habitués.
Pour moi, la créativité est intéressante pendant la partie de JDR, pas avant.
L'expérience c'est bien, mais une vie ne suffit pas à corriger les lacunes des bouquins du commerce Je repense à une partie qui m'a marqué chez Romaric à Saint Malo.
C'était une partie de Warhammer par un MJ dont Rom m'avait vanté (à raison) les mérites. Un MJ excellent, plein de vie, stimulant les joueurs avec force (il doit perdre 3kg par partie de JDR), excellent comédien... et une couille dans le potage : mort de deux PJ (dont le mien) parce qu'ils ont choisi les égouts plutôt que les toits pour fuir la menace qui se répandait sur la ville... je n'en ai aucune amertume, mais pour moi, on n'a fait que subir une bêtise scénaristique (scénar du commerce) récurrente qui consiste à donner de faux choix aux joueurs (faux choix car aveugles) dont l'issue est une mort imparable ou une possibilité de survie... Quel plaisir peut on avoir à mourir sans combattre ? Sans réelle possibilité de surmonter l'épreuve ?
Et des erreurs de ce type, j'en décèle à chaque partie classique, des incohérences, des habitudes qui parasitent les objectifs de jeu, des scénarios merdiques, des MJ qui nous montrent le plan du château en nous demandant si on veut aller dans la salle 23 ou 24 etc.
Par exemple :
Les impasses : des techniques qui de par la nature du JDR sont vouées à ne pas fonctionner, j'entends par là la quête du saint réalisme.
Les jeux à contrainte : Les jeux où le joueur n'est plus là pour s'amuser, il a un devoir : garantir la crédibilité de la fiction à un haut niveau d'exigences : je suis un samouraï, je ne peux pas fuir, je ne peux pas frapper quelqu'un dans le dos... Au final, on ne fait que réduire et codifier le canevas des possibles, on étrique au maximum l'espace de créativité du joueur. Pour quelle raison ? Pour s'y croire ?
Ceci découle généralement de la perte de confiance en la créativité du joueur qui elle même nait généralement d'une tyrannie du MJ qui, parce qu'il contrôle quasiment tout dans la partie attend des joueurs qu'ils respectent son travail plutôt que d'y contribuer...
Et là, j'en viens à la nécessité de définir une orientation, des objectifs pour chaque jeu : « Si tout est possible rien n'est intéressant ». Cette phrase m'a été dite récemment par un vieux sage. Je la considère comme un commandement du game designer.
Vu le travail que ça demande pour obtenir un bon résultat avec un jeu du commerce, nombre de MJ cherchent à tout faire avec un seul système, c'est compréhensible.
Cela me semble responsable de l'entropie rôlistique : plus ça va, moins j'ouvre de nouveaux bouquins, car ce que j'ai me suffit. Le marché du JDR s'étouffe, car certains rôlistes sont en quête d'exhaustivité. Il ne veulent pas articuler différentes parties de différents jeux selon les envies de chacun, il veulent pouvoir tout faire avec un outil omnipotent.
Le résultat est qu'en général, le jeu s'affadit ou devient particulièrement ingérable au fur et à mesure qu'il devient générique.
Séduire quelqu'un avec Chaosium sera toujours moins intense qu'avec Breaking the Ice.
Là encore, la politique des jeux Forgien me paraît excellente, puisque l'investissement personnel est bien 1000 fois moindre, ce qui laisse du temps pour mettre en place des parties de jeux variées. Il existe plusieurs jeux qui traitent du même thème, mais qui procurent des expériences de jeu très différentes.
Vincent Baker dit : la théorie GNS ne restreint pas le paysage rôlistique, elle l'agrandit !
Ce qui est indéniable au vu des jeux qu'ils ont créé.
Certes, on ne peut pas faire un voyage galactique avec Dogs in the Vineyard, mais ce que ce jeu propose y est plus fort que tenté avec un autre système.
Si je veux faire un voyage galactique, je pourrai choisir un autre jeu que je mettrai rapidement en place et qui sera ciblé pour fournir un plaisir intense dans sa voie.
C'est quelque chose que j'ai appris aux beaux arts : créer se fait en élaguant : d'une intuition de base, on retire le superflu pour lui donner forme et cohérence.
Le JDR gagne à faire de même : à cibler les propositions d'un jeu et à laisser d'autres jeux aborder le reste.
Seul le MJ s'éclate : C'est un truc que j'ai remarqué au travers des forums de JDR : en JDR classique, seuls les MJ prennent plaisir. En ce qui me concerne, c'est le cas :
Comme je dois tout gérer car je suis le garant du jeu et du plaisir de tous, de la cohérence, de chaque résultat et de chaque conséquence comme de chaque mise en scène, je prends plaisir par le fait de faire vivre aux joueurs l'histoire que j'ai écrite préalablement. En réalité, ça s'arrête généralement aux expressions de surprise, de frustration ou de dégoût.
Finalement, qu'il improvise ou impose un parfait dirigisme, il est souvent le seul qui ait une vraie part de créativité pendant la partie.
Encore une fois, tant que je n'avais pas goûté à la Forge, je ne m'émouvais pas de tout cela. Mais je remarquais que mes parties étaient inégales. En tant que MJ, je suis passé par toutes les choses à ne pas faire.
Et je continuerai si je ne pensais pas désormais que c'est aux auteurs de JDR de rendre leurs textes cohérents.
Je pense que cela passe par un soutien infaillible à une démarche créative et par des propositions comme : une méthode de création scénaristique si besoin et une définition du rôle du MJ s'il y a lieu... Car écrire un scénario pour JDR, ça n'a pas grand chose à voir avec l'écriture d'une nouvelle ou d'un scénario de film du fait qu'en JDR, ce qui est intéressant, ce sont les espaces de créativité.
Il y a également des biais introduits par la compensation par l'arbitraire du MJ :
Le MJ décide souvent des issues pour compenser les lacunes du système, on se retrouve donc bien souvent à espérer que le MJ va trouver notre prestation bien ou bien on la formate pour qu'elle colle à ce qui est attendu. Ainsi, les joueurs gueulent et braillent en permanence autour de la table pour être sûrs de bien faire... aucune place pour la subtilité et pour l'accident.
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Pour résumer, il est ici question de cohérence et d'espaces de créativité qui, même s'ils se retrouvent parfois en JDR classique (on peut faire semblant de jouer une dispute, dans Psychodrame, on ne fait pas semblant, on se la prend dans la gueule, grâce notamment au système) mais l'absence d'une structure solide pour transposer les enjeux fictifs des personnages aux enjeux ludiques des joueurs rend cela forcément plus fade.
Soulevez-vous, dire amen au MJ, c'est dépassé, il y a mieux, bien plus exaltant, bien plus poignant que le roleplay sans conséquences et les “Hahaha je vous ai bien eus !”
Les jeux Forgiens proposent des mécanismes qui vous plongent au cœur des évènements, où l'important, c'est notre imagination, notre créativité. On quitte la posture de semi-spectateur pour éprouver la fiction à bras le corps.