Je réponds au premier message, je laisse le second à Fred.
Tiens, tu reformules le coeur du problème de manière fort intéressante: dans la manière qu'un joueur prend ces décisions en présence de contraintes (fictives, systémiques et sociales (MJ)).
Parce qu'effectivement, les sentiments du personnages se retrouveront dans ces choix, pourvu qu'on leur laisse la possibilité d'exister.
Tu fais bien de choisir l'Appel de Cthulhu comme exemple, c'est peut-être le jeu le plus important dans mon expérience rôliste, je pourrai donc parler d'après mon expérience (faudrait que je fasse un rapport de parties là-dessus une fois, j'en ai jamais fait en français!)
Donc, tu te rappelles ce que je disais sur le personnage? Il n'existe que dans l'histoire qui se raconte entre les joueurs.
Le personnage n'a pas de passé avant la partie. Il n'a pas de psychologie. Au mieux, il y a des idées qu'on se fait de son passé et de sa psychologique avant la partie en les notant sous forme de background ou que sais-je, mais c'est du vent.
Ce qui existe, c'est ce que racontent les joueurs et c'est tout (le passé du personnage est donc constitué de ce qui s'est déjà dit en cours de partie).
Après, on peut se donner des contraintes si vraiment on le veut, mais franchement... Enfin, j'ai longtemps joué comme cela et jamais été satisfait par la relation background -> partie. Ca ne marchait pas.
Donc autant se dire: j'ai un personnage que je m'imagine de telle et telle manière, voici comment je vais répondre à la vue de ce monstre, sachant que nous nous sommes tous mis d'accord que pour respecter l'esprit lovecraftien, on jouerait avec des points de santé mentale qui ne peuvent que baisser à la vue d'horreurs.
Eh bien, si je choisis que mon personnage n'a pas peur, mais qu'il éprouve une perverse attirance envers le monstre, pourquoi m'empêcherait-on de jouer cela? (Dans les faits, dans notre groupe on ne s'en prive pas... les cultistes sont souvent des enfants de coeur comparés au PJ.)
Ce qui est important, c'est la décision que prend le joueur pour son personnage dans la situation. La logique? On peut toujours créer une explication pour soutenir son choix. Evidemment celles-ci sont d'autant meilleurs qu'elles renforcent la crédibilité du personnage en tant qu'entité fictive, mais le background que j'ai écrit tout seul dans mon coin et que seul le MJ a lu (et déjà oublié) ne fait pas partie de cela. Seul ce qui a été joué devant les autres est important, car eux se représentent le personnage en fonction de cela.
Maintenant, je vais te dire pourquoi les joueurs rechignent à jouer la peur de leurs personnages à l'AdC.
C'est pas parce qu'ils se fichent de leur personnage ou qu'ils sont de mauvais perdants ou qu'ils n'ont aucune idée de ce qu'est la crédibilité narrative.
Le problème est dans le fait que l'AdC donne deux signaux contradictoires qu'il n'est pas possible de résoudre de manière satisfaisante.
D'un côté, il s'agit de rejouer l'ambiance lovecraftienne d'horreur rampante, toujours plus tenace et plus inévitable, plus indicible, plus satanique et abysmale.
D'un autre, il s'agit de résoudre une enquête. Le scénario qu'a préparé le MJ. Pour beaucoup de gens, je pense que ce signal est le plus fort.
Donc, les joueurs sont dans une optique d'investiguer le mystère que le MJ leur a préparé. Et d'aller jusqu'au bout et de savoir ce qu'il en est.
C'est là que le deuxième signal fout la merde. "Quoi, mon personnage est fou? Alors il ne peut plus participer à l'enquête? Attends... euh, en fait il réagit pas par la peur, il euh... je..."
C'est un magnifique cas de
dissonance cognitive!
Pauvres diables de joueurs, comment peuvent ils choisir de manière cohérente?
Nous on l'a résolu en réduisant l'importance de l'enquête préparée à... zéro. En fait le MJ balance une situation initiale pleine de sous-entendus paranormaux et on se plonge dedans.
L'enquête est en fait constituée au fur et à mesure, on improvise le mystère et on regarde toujours que cela colle avec les actes des PJ (pas forcément de la manière qu'ils l'entendent bien sûr!)
Ainsi, on peut gaiement devenir fou, car comme rien n'est préparé, rien ne nous empêche de faire de cette folie l'ouverture sur la suite de la Verité-indicible-et-inconcevable-pour-l'esprit-humain! C'est dans la folie du personnage que se constitue le dénouement de l'intrigue! La folie n'est rien d'autre que la connaissance de ce qui ne devrait pas être et vice-versa! C'est la bijection de la cognitivité pathologique!
La boucle est bouclée!
(Je m'emporte, mais je ne suis pas fâché.)
Et pourquoi la folie de mon personnage devrait-elle forcément être la peur? Dans l'
Affaire Chalres Dexter Ward (?), si je me rappelle bien, les personnages ne s'enfuient pas. Ils foutent le feu à l'installation du sorcier.
Dans une autre nouvelle, ils attendent le monstre avec des canons électriques et le zigouillent! (authentique)
Bien sûr, ils en ressortent profondément altérés de manière extrêmement néfaste pour leur vie en société, mais les réactions possibles sont diverses.
La question que devrait se poser le joueur est donc, à mon sens (et ça marche bien pour en avoir fait l'expérience):
"Quelle est la réaction la plus significative que je puisse donner à mon personnage compte tenu de ce qu'il représente dans cette histoire? Comment est-ce que je choisis d'aborder le sujet de la connaissance interdite à l'Homme et la folie?"
Le réalisme? Il découle automatiquement du fait que le joueur n'a pas envie de faire une interprétation ridicule de son personnage alors même qu'il est en train de répondre à la question ci-dessus, mais je ne crois pas que le réalisme soit l'enjeu de la réflexion.
Et si on laisse la possibilité au joueur de répondre, alors t'en fais pas, il le fera. Il n'attendra surtout pas le MJ. Et la plupart des gens adorent tuer leurs persos en fin de partie, pour créer un final plus marquant.
La répartition en sentiments "négatifs" et "positifs" n'aura plus d'intérêt (parce que jusque maintenant, ce qu'on ne dit pas c'est que ces sentiments sont négatifs et positifs dans l'optique de résoudre une enquête préparée par le MJ). Il y aura en revanche des sentiments
pertinents ou non.
Faut juste lever cette histoire de dissonance cognitive... et en fait ce n'est pas évident, parce que dans la tradition rôliste, il y en a une chiée qui sont ancrées si profondément que les gens ne s'en rendent même plus compte.
Le souhait que tu formules dans ton post est donc réalisable.
Reprends l'Appel de Cthulhu avec les règles de The Pool, ou peut-être InSpectres (je ne l'ai pas encore lu, mais c'est spécifiquement de l'enquête improvisée me dit-on). Ne prépares qu'une situation initiale et regarde les joueurs foutre en l'air leurs persos avec des morceaux de psychologie et de sentiments dedans.
(Je ne parle pas des caractéristiques émotionnelles, car je pense que ce que j'ai expliqué avec My Life with Master est suffisant pour le moment.)
J'espère que ce que Fréd et moi avons écrit dans ces deux-trois derniers posts, te permettent de comprendre en quoi les caractéristiques émotionnelles peuvent être efficaces pour faire naître les sentiments des personnages.
Pas besoin d'apprécier la chose, hein, ça c'est à toi de voir bien sûr. Mais ce qui est sûr, c'est que cela ne tue pas les sentiments, si c'est fait convenablement.